Conclusion
C’est à la mode ! Chaque lieu d’art contemporain propose aujourd’hui son exposition et sa contribution aux déjà longues réflexions théoriques sur les nouvelles relations arts plastiques /musique. Mais c’est une habitude chez les commissaires, ces expositions témoignent souvent d’une méconnaissance sensible de l’un ou l’autre des champs. Outre le fait qu’elles nous resservent des plats froids (Sons et Lumières, Centre Georges Pompidou, 2003-2005), elles entravent des œuvres qui prennent tout au plus le statut de documents#. Leurs vis-à-vis et leurs modes d’accrochages sont tellement absurdes : symptôme d’une culture textuelle de l’anthologie qui pense que tout peut se mettre côte à côte, de manière irréfléchie, pour rendre compte des idées et des démarches qui traversèrent l’histoire de l’art. De ce fait, ces commissaires peuvent se permettre de négliger les grincements des portes et du parquet : dans une telle exposition, ce sont pourtant des détails qui ne sont pas indemnes de sens. La salle consacrée à Fluxus fut exemplaire de ces assemblages amateurs dont témoigna toute l’organisation de sons et lumières. Tous les travaux furent présentés en vrac dans des vitrines, désamorçant la plupart des gestes des artistes convoqués. Et ne parlons pas des œuvres de Nam June Paik, inactualisables, présentées dans un coin de salle et sur une estrade !
Quant à Sonic Process 1 ? Le matériel de diffusion était camouflé, invisible, au profit de jolies cabines isolantes pour présenter les œuvres. Quand il ne s’agissait pas de cet éternel représentant de l’écoute autistique : le casque audio. Et bien oui, le son se diffuse ! Il pose nécessairement problème à ceux qui considère l’objet d’art comme un phénomène clos. Ces choix d’exposition sont autant de signes d’un manque total d’attention aux sens et, qui plus est, ne sont que de regrettables remakes du cadre et du socle dont les arts plastiques avaient pourtant appris à se passer depuis longtemps. Quelles solutions choisir ? Est-il plus acceptable de réaliser de grandes cages en bois grillagées, pour stocker les différents ordinateurs qui diffusent les pièces, comme ce fut le cas à Lyon pour le festival musique en scène ? Nous aurions tort de négliger ces options, elles sont autant de dispositifs supplémentaires et par là même, de plus values signifiantes.
Mais si les centres d’art contemporain se trouvent démunis devant ces œuvres hybrides, c’est aussi parce que l’artiste se déresponsabilise totalement des formes qu’il produit. Ou du moins, il les envisage encore comme un objet, qui terminé, est touché par nous ne savons quelle grâce d’intangibilité. Alors que leur habillage marketing nous promet de nouvelles réflexions politiques et sociales en acte dans ces nouvelles pratiques musicales, ce n’est pourtant, ici et là, qu’inattention et maîtrise discutable des opérations mises en œuvre dans le travail artistique. Souvent, l’artiste achoppe le message qu’il veut faire passer et nous raconte, bien malgré lui, tout à fait autre chose. Mais c’est chose courante : nos centres d’art sont fait d’écarts entre une œuvre, un cartel 2 explicatif et un clou qui dépasse.
Selon nous, les manuels sont aussi une réclamation d’attention à tous les niveaux de l’écriture plastique#. Car c’est bien de ce point de vue que nous avons proposé une possibilité de rencontre entre arts plastiques et musique. Une rencontre où la pratique plastique#, attentive et disponible, s’appose à la pratique musicale.
C’est d’abord le son qui n’est plus asservi à une idée, et son écoute attentive sert alors d’impulsion au processus compositionnel qui s’intrigue à l’aide des opérations plastiques. L’assemblage, le déplacement, la juxtaposition, la séparation, le métissage… deviennent des gestes musicaux opérants. À l’image de « l’atelier du cordonnier* » critiqué par P. Boulez, notre méta-atelier conçoit la pratique musicale comme le lieu d’un corps à corps avec des fragments sonores (écrits ou enregistrés). Il s’engage dans la tradition d’une pratique concrète de la musique.
De ce fait, l’activité compositionnelle se conçoit entre bricolages décontractés et « gymnastiques# » réfléchies : le compositeur pense maintenant avec ses mains ! En effet la plasticité appliquée au cas particulier de la musique ouvre et défait largement l’écriture musicale. La voilà loin de la table de travail, où seul le papier à musique et la plume côtoyaient l’écoute mentale et la calculatrice du compositeur. Au contraire, la pratique compositionnelle plastique# ausculte chaque matériau, y compris les matériaux extra-sonores, et chaque élément contingent (le lieu, la durée, l’espace, le moment, mode de jeu, corps sonores,...), pour établir les corrélations que chacun d’eux vont entretenir. L’écriture devient une investigation complexe, dont le développement et le sens naissent de ces relations.
Puis, notre méta-atelier image de la plasticité, se répand à tous les niveaux de la pratique musicale plastique : il est à la fois la gymnastique#, l’instrument du musicien plasticien et l’espace alternatif de l’exécution.
En effet, cet espace de travail singulier est aussi le lieu où s’opère un renversement de l’autorité technologique (IRCAM), où s’abolit l’idée de réaliser un objet idéal, manifestation d’un concept qui résout seulement quelques problèmes formels. Dans l’atelier du cordonnier*, si la musique ne s’envisage pas avec les démarches de l’ingénieur, elle se réalise toutefois avec rigueur. La plasticité confrontée à l’écriture musicale ruine l’illusion du formalisme et, si elle nous permet d’envisager une musique déduite d’une situation donnée, elle nous offre aussi la possibilité d’écrire des circonstances#, alternatives à la forme classique du concert. Une musique qui au risque de la plasticité devient concrète (à nouveau) parce qu’elle tente à chaque fois de s’approcher au plus près du réel.
Enfin, c’est à vous qu’il incombe de clore cet ouvrage par un dernier signe tangible : il vous faut renouer avec le geste à tous les niveaux de la pratique et de la composition musicale. Vous y mettrez les mains, vous y mettrez le corps entier, avec ses muscles, ses nerfs, ses os...bref, vous ferez la peau à la musique.
« (...) Une « théorie » de l’analyse ne peut jamais être légitimement utilisée en tant qu’outil servant à produire de la musique. Les tentatives dans ce sens trahissent l’idée d’un langage musical basé uniquement sur des procédures de combinaisons d’éléments, ce qui, dans n’importe quelle discussion sérieuse sur la musique, est pour le moins à côté de la question. »
Luciano Berio, « Méditation sur un cheval de douze sons », contrechamps 1, 1983
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1 Qui n’avait, soit dit en passant, aucun rapport avec le process développé dans ce manuel.
2 Pourquoi ne pas choisir de traduire les titres et les textes d’une œuvre quand ceux-ci ne sont pas dans la langue maternelle du lieu de l’exposition ? Discrimination, qui suppose que le public de l’art contemporain maîtrise parfaitement toutes les langues, ou choix qui postule que seule la forme compte indépendamment du sens d’une œuvre ?