Introduction


  1. «Crin de cheval sur boyau de chat ». 


Marcel Duchamp, qui excelle dans les aphorismes, exprime ici son point de vue à propos de la musique. La formule est lapidaire, mais personnelle. Tous les artistes du siècle ne vont pas nécessairement partager cette sentence. Pourtant, elle illustre parfaitement les relations ambiguës que vont entretenir les arts plastiques et la musique à l’aube de notre modernité1. Les avant-gardes du 20ème siècle ont témoigné d’un intérêt mitigé concernant les arts du son, jugeant la musique − pour beaucoup d’entre eux − pétrie de bons sentiments, subjective, utile à la seule expression d’états d’âme et donc inadaptée à rendre compte de la réalité objective. Quant aux plasticiens, ils se montrèrent plutôt provocateurs. Tous ceux qui l’approchèrent voulurent jouer les éléments perturbateurs dans la très « sage » pensée musicale qui sortait lentement du romantisme. Certains se risquèrent à incorporer des sons plus « concrets » à la composition musicale, rêvant d’une musique qui pourrait rivaliser avec la société industrielle et les sons nouveaux qu’elle engendrait. Ce fut le cas des futuristes. Puis Dubuffet, plus tard, s’interrogea sur les bruits d’une chaise et sur leur impossible notation2. Nous pourrions multiplier les exemples mais le but de cette introduction n’est pourtant pas de retracer le parcours historique des connexions entre arts plastiques et musique durant ce XXème siècle. Vous allez d’ailleurs voir à quel point ces quelques liaisons sont résumées dans ce qui va suivre.

Cependant, il paraît nécessaire de révéler que chez les artistes qui tentèrent ces rencontres multimédias (dirait-on aujourd’hui) se dessinent deux parcours différents. L’un, directement lié à la plasticité, telle que nous l’avons défendue dans le tome I de ce manuel, l’autre, fantasmagorique, subjectif,... créatif certes, mais insuffisamment rigoureux.

C’est Marcel Duchamp qui va une fois de plus nous conduire sur le chemin qui nous intéresse : il envisage une possibilité « plastique#3 » de composer la musique, sur laquelle nous allons particulièrement insister puisqu’elle constitue le sujet de ce second tome. En effet, nous trouvons dans ses écrits les possibilités d’un processus de composition musicale « plastique» mais seulement en germes, car il réalisa très peu d’œuvres sonores. Il faut chercher les quelques idées qu’il nota ici et là4 à propos de la musique, et qui, encore aujourd’hui, sont un enseignement, une réclamation, pour une nouvelle relation interdisciplinaire entre les arts plastiques et celle-ci. John Cage ne s’y trompera pas.

Évoquons par exemple l’idée de sculpture musicale : « sculpture musicale : Sons durant et partant de différents points et formant une sculpture sonore qui dure 5». Désormais, le son fait partie intégrante des matériaux disponibles pour le plasticien. Cette idée précise aussi une modalité plastique# d’usage du son : en jouant sur l’espace.

L’erratum musical, qui est sans doute la pièce la plus légendaire de Marcel Duchamp, est une composition dont chaque note fut tirée au hasard d’un chapeau. John Cage, encore une fois, reprendra à son compte cette idée, en laissant le soin au i ching de déterminer les paramètres de ses œuvres. Mais, indépendamment de la notion de hasard, c’est surtout l’acte initiateur qui nous intéresse ici. Marcel Duchamp propose une autre manière de penser l’activité compositionnelle. Une nouvelle approche du travail musical qui ouvre à tous les possibles (l’apport de Marcel Duchamp aux arts plastiques est évidemment du même ordre, une pensée totalement nouvelle du travail artistique et de ses effets).

Puis nous lisons encore : « Construire un et plusieurs instruments de musique de précision qui donnent mécaniquement le passage continu d’un ton à un autre pour pouvoir noter sans les entendre des formes sonores modelées (contre le virtuosisme, et la division physique du son rappelant l’inutilité des théories physiques de la couleur)6 ». Voilà une idée tout à fait musicale, qui résonne encore avec quelques expériences qui auront lieu ensuite dans l’histoire de la musique (le Thérémin, par exemple, si nous réduisons cette citation à sa simple dimension mécanique). Marcel Duchamp rêve, et c’est un rêve plastique#, d’une machine à glissandi* (« passage continu d’un ton à un autre »). Il n’est sans doute pas utile de préciser que le glissando* est un cluster* qui se déploie de manière horizontale. C’est une ligne au sens strict, et un passage entre les tons, les demi-tons, les quarts... etc. C’est une forme anti-harmonique, qui ne dispose pas des notes comme l’harmonie classique par succession « algébrée » (« la division physique du son »). La plasticité du son à l’état pur, qui glisse, se tord, se noue... Alors, elle s’oppose nécessairement à la virtuosité d’une musique « crin de cheval sur boyaux de chat ».

Bien sûr, Marcel Duchamp n’est pas le seul durant le XXème siècle à songer aux passages possibles entre musique et arts plastiques. D’autres s’y risquent aussi, mais, à l’inverse de Duchamp, ils envisagent les liens entre les deux disciplines comme des hybridations, des « traductions » de l’un à l’autre des bords. Un principe de vases communicants qui sera pourtant la source de révolutions formelles. Si la musique ne figure pas, la peinture# peut alors sans doute se démuseler elle aussi de la figuration et être tentée par la représentation abstraite. Cependant, s’il est indéniable qu’une approche mixte a libéré la peinture# de la mimesis (Kandinsky), les relations arts plastiques / musique n’ont pas toujours été très raisonnées. Elles ont souvent été condensées dans des rêves romantiques d’art total et autres mysticismes synesthésiques7. Il est vrai que la correspondance supposée entre les arts a le plus souvent servi d’alibi aux arrières mondes8, mais ce chemin-là ne nous intéresse pas.

Par ailleurs, ces relations n’ont jamais vraiment réussi à dépasser la comparaison instaurée entre le modèle formel parfait, que représente la composition musicale, et la composition picturale. Composition, rythme et forme sont devenus les lieux communs des notions que l’on trouve dans l’un et l’autre des champs, qui présupposent l’objet d’art comme une forme pérenne et immuable. Or, il ne s’agit pas des idées défendues dans notre premier tome du manuel d’arts plastiques. Si un passage doit avoir lieu, c’est au niveau de la « gymnastique# » que représente la plasticité au sein du travail artistique, qu’il se fera. Car c’est l’essentiel de ce second tome : envisager la composition musicale comme processus plastique#, et par là même rompre avec l’approche convenue de la musique. La musique pensée depuis l’atelier du plasticien va préférer une musique des muscles et des nerfs à la virtuosité, proposer une musique littérale plutôt qu’une musique qui exprime des états d’âme, pratiquer une musique concrète déduite du réel.

La musique, au risque des arts plastiques, n’axe plus toute la logique compositionnelle sur un jeu de formes pures. Elle n’est plus cet objet idéal, illusion matérialisée d’un concept, qui émet l’hypothèse de son existence (parce qu’on l’a rencontrée), mais la possibilité de se rechercher dans tous les niveaux de la réalité.


  1. Penser la musique aujourd’hui ?

Et qu’est-ce que la réalité de la musique aujourd’hui ? Sinon le design sonore et le merchandising « acoustisé », formatage en règle de nos oreilles.

C’est en premier lieu l’harmonie fonctionnelle, propice à l’achat compulsif des consommateurs, réglée sur les coutures, enveloppante comme une bonne soupe chaude dont les parfums de synthèse épousent une carrosserie. D’ailleurs, n’est-ce pas toute la musique promue par la radio qui nous forme, de façon très didactique, aux connexions son/produit ? Une vaste entreprise de formatage qui nous prépare à l’achat, dans tous les sens. C’est le scénario# d’une chanson, accordé à trois accords et aux sonorités du DX7, qui résonne avec celui d’un produit. Les poncifs du R’nB dans une paire de basquets, le rabâchage-rebirth9 incorporé aux microparticules extra gommantes d’un anti-ride. Jamais l’harmonie fonctionnelle n’a autant pensé pour nous10, elle donne du « temps de cerveau disponible » aux grandes marques de distribution, s’associe aux produits dans une forme restreinte de sens, et, par effet boomerang, elle se package à son tour et finit par se vendre elle-même.

Mais c’est aussi l’objet sonore* que l’on calibre. On le lisse en réduisant sa richesse potentielle, on applique à tous les sons de notre vie quotidienne un même filtre de séduction douillette, on tamise chaque sonorité de telle sorte qu’il ne reste qu’un mielleux mais insipide parfum, sans heurts, donc sans efforts ! Bénéfices perceptifs du capitalisme, notre monde sonore est désincarné. Les « clics » des briquets sont étalonnés, comme le bruit des portières qui claquent, et même les chansons vaporisées sur les quais du RER, dès le matin. C’est à se demander si le chant des oiseaux n’est pas devenu lui aussi une vulgaire carte postale aux relents exotiques.

Pendant ce temps ..., la musique dite « sérieuse » assiste à cet état de perte mais poursuit son divorce : elle continue à jouer Babel, innove dans la course à l’armement technologique et n’en finit plus de désarticuler le langage qu’on lui a laissé, dans d’adorables formes abstraites. Penser la musique aujourd’hui, à l’aide des arts plastiques, c’est remettre du corps, c’est refaire la peau du vivant, c’est lutter contre ces pratiques de taxidermiste. C’est chercher les heurts, c’est renouer avec le geste dans le processus compositionnel. C’est faire une musique qui a du sens.


3. Musique concrète.

Sans doute s’agit-il de faire la peau à la musique, d’y inscrire du vivant, et par là même, retrouver une pratique musicale concrète, dans la mesure où la plasticité s’envisage dans un processus compositionnel qui s’engage dans le réel, et se déduit de celui-ci. Alors cette plasticité contaminante fait une musique des nerfs et des muscles, tout à la fois du côté de la pratique de l’instrument, comme du côté de l’acte compositionnel lui-même. De plus, l’avènement de la plasticité dans la composition musicale poursuit sans aucun doute le changement opéré au sein de l’histoire avec le son enregistré, parce que comme lui elle travaille avec des morceaux de réalité11. Ces fragments, nettoyés de leurs états d’âme ou de toute autre subjectivité fantôme, sont une alternative au travail compositionnel formel de la musique contemporaine.

Dès le début de l’aventure de la musique électroacoustique, P. Schaeffer demande aux plasticiens habiles à l’abstrait de le rejoindre dans les studios. Il y a, selon lui, une analogie évidente entre la pratique picturale et la composition sur support (disque ou bande magnétique). Mais voilà, c’est l’une de ses erreurs : les plasticiens sont seulement des peintres à ses yeux. Le musicien électroacoustique se retrouve dans son laboratoire à emboîter des formes abstraites sur bandes magnétiques, comme il pourrait le faire sur la surface d’une toile. C’est cette posture-là que P. Boulez ne tardera pas à reprocher à P. Schaeffer. L’adepte de la série généralisée ne supporte pas le bricolage qui sévit dans « l’atelier du cordonnier* ». Et pourtant, si les arts plastiques doivent venir au secours de la musique concrète, c’est certainement parce que les plasticiens sont des bricoleurs hors pair.

Déplacer l’écriture musicale à l’atelier, retourner dans l’atelier du cordonnier*, c’est ce que propose ce manuel. « Se rendre à l’atelier et s’impliquer dans une activité quelconque » pour paraphraser Bruce Nauman, « parfois, il apparaît que cette activité nécessite la fabrication de quelque chose, et parfois cette activité constitue l’œuvre. » Il s’agit de penser le processus compositionnel depuis notre méta-atelier.

Bruce Nauman, Playing a note on the violin while I walk around the studio, 1968. film de 9 mn.


Et vous le savez, cet atelier ne peut se penser en aucun cas comme le studio de l’ingénieur, mais plutôt comme un lieu où le travail de composition peut se satisfaire d’un geste ou d’une attitude, ce qui n’exclut pas une matérialisation. Le lieu d’une pensée des mains et des pieds qui coupent, qui collent et déplacent, bref qui bricolent au lieu d’appliquer des concepts à des formes visuelles et/ou sonores, c’est-à-dire un lieu où la musique se fait sans dépendre de machines sophistiquées, et de ready made algorithmiques, ceux de l’harmonie comme ceux potentiellement en puissance dans un programme quelconque.

Cela veut dire aussi ne pas museler le son dans une idée a priori, mais, comme il existe une observation visuelle (et des pratiques en découlant : « in situ » ou « sur le motif »…), exiger de son oreille une véritable observation sonore. Sortir enfin, pratiquer une musique à ciel ouvert, composer avec des situations particulières, ausculter le réel et chercher des alternatives à l’écoute classique.

Nous commençons à nous rendre compte que ce recours aux arts plastiques touche tout le niveau substantiel de la composition musicale. Le matériau sonore s’émancipe, il est rendu enfin à ses mille dimensions, reconnecté au milieu dans lequel il vit. Et c’est particulièrement la notion d’objet sonore* qui se trouve menacée. Mais n’allons pas trop vite et procédons par approches successives à l’examen de cette musique au risque de la plasticité.

Il est temps si vous le voulez bien de rentrer dans l’atelier du cordonnier*, de disloquer l’espace de travail qu’il représente et d’y surligner les nœuds où se trouve la possibilité de produire du sens. Car, messieurs les musiciens, c’est notre dernier cliché# à abattre : la bricole est une affaire sérieuse, elle demande autant de rigueur que la mathématique. Cependant, elle se prête difficilement au découpage paramétrique. De ce fait, notre méta-atelier ne livrera que les figures chorégraphiques de sa gymnastique#.

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1 Si les plasticiens assument tout à fait dans leur histoire les multiples passages qui ont eu lieu entre eux et la musique, nous pouvons constater que les musiciens restent au contraire hermétiques aux différentes traversées des arts plastiques dans leur discipline. La pensée de la musique, qui pourrait pourtant se trouver dans ces passages, est qualifiée de pratique dilettante et évacuée au profit d’une histoire qui privilégie la forme et l’algèbre.

2 « Qui notera sur nos portées le bruit d’une chaise traînée sur les planches, celui d’un ascenceur qui se met en mouvement ou d’un robinet d’eau qui s’ouvre ?...Il me semblait plausible que la vraie musique chère à l’homme soit celle qui mettrait en œuvre tout ces bruits et toutes ces intonations et timbres plutôt que les douzes misérables sons de l’octave. Et je ressens qu’il se passe dans la peinture quelquechoqe d’équivalent à cela. » Dubuffet, à propos de ces expériences musicales de décembre 1960 à avril 1961, cité par Jean-Yves Bosseur, Musique et Arts plastiques : interactions au XXème siècle, coll. Musique ouverte, s.l., Minerve, 1998.

3 Les mots suivis d’un # sont définis dans le lexique du manuel d’arts plastiques tome I, les mots suivis de * sont définis dans le lexique de ce manuel p. 118.

4 DUCHAMP Marcel, Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1975.

5 Ibid., p. 47.

6 Ibid., p. 107.

7 « Ces mysticismes synesthésiques », certains ont cru pouvoir les réactiver avec les C.A.N. Le « C.A.N » désigne en informatique le convertisseur analogique-numérique, c’est-à-dire l’outil qui permet, d’une part, à une information en entrée (le IN) d’être numérisée, transformée en données manipulables par l’ordinateur, et, d’autre part, de rétablir en sortie ( le OUT), sous la forme d’informations continues analogiques, les données manipulées numériquement. En effet, l’ordinateur propose un système de correspondances image#/ son « prêt-à-porter ». Les images# comme le son sont converties en un même tissu d’impulsions électriques, un même plan homogène. Par conséquent, les sons et les images#, entre l’entrée des infrastructures numériques et la sortie qui les rétablit dans leur forme sensible, sont à même de subir parce que codés en numérique, les mêmes types d’opérations, de calculs arithmétiques et logiques, donc de manipulations. C’est ici que certains cherchent une suite logique à la synesthésie romantique ! Or, le contre argument paraît pourtant évident : nous ne manipulons jamais les 0 et les 1. Nous sommes toujours confrontés avec l’ordinateur, en amont comme en aval (entre le in et le out), à des images# et des sons !

8 La formule est empruntée à Michel Onfray, in ONFRAY Michel, Traité d’athéologie : physique de la métaphysique, Paris, Grasset, 2005.

9 Boîte à rythmes de référence pour la musique techno.

10 «  Un des problèmes avec l’harmonie fonctionnelle c’est qu’elle entend à notre place, voyez vous. Nous n’avons plus besoin d’entendre. Nous sommes l’objet trouvé, où l’on entend pour nous. L’harmonie, c’est comme aller chez un expert comptable pour faire un certain travail. Elle entend pour nous, c’est fantastique, c’est merveilleux, nous n’avons plus besoin d’entendre.» Morton Feldman in Écrits et Paroles, textes réunis par Jean-Yves Bosseur et Danielle Cohen-Lévinas, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 294.

11 C’est une des raisons pour lesquelles vous retrouverez ici et là des « références à », et des citations de P. Schaeffer : « La musique classique abstrait, semble-t-il, des formes de toutes matières. La musique concrète, au contraire, tourne le dos à ces formes pures (...) consiste à construire des objets sonores non plus avec le jeu des nombres et les secondes du métronome, mais avec les morceaux de temps arrachés au cosmos » in Schaeffer Pierre, À la recherche d’une musique concrète, « Pierres vives », Paris, Editions du seuil, 1998, p. 75.

Il va de soi que la musique concrète dont nous parlons n’est pas la musique concrète de Pierre Schaeffer, même si certaines de ses remarques s’en rapprochent. D’ailleurs, lui-même s’adresse un reproche que nous reprendrons à notre compte : « Mon erreur était d’avoir repris des instruments de musique, des notations musicales, des habitudes de pensée musicale » Ibid., p.46.