Le matériel


« En réalité, si on demande quel est l’instrument concret, on se trouve bien embarrassé. Est-ce la cueillette des sons en studio (...) l’emploi d’appareils spéciaux destinés à manipuler ces sons (...) »

Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, p. 64.


Premiers pas


S

e représenter le travail compositionnel traditionnel est aisé : des notes, parfois imaginées, parfois soutenues par la pratique d’un instrument, écrites à la plume sur du papier à musique. Mais aujourd’hui les contours de cet espace de travail et la pratique qui s’y engage sont beaucoup moins nets.

D’une part, il existe avec l’ordinateur un grand nombre de possibilités d’écrire la musique qui contrastent avec le graphisme conventionnel qui prévalait jusque là − la note noire, blanche ou ronde sur les cinq lignes de la portée. En effet, de nombreux logiciels d’écriture musicale proposent des approches différentes, voire mixtes. Ils rejouent parfois la forme classique de la notation musicale en proposant des éditeurs de partitions complets ou offrent la possibilité de travailler la composition à l’aide de représentations physiques du signal sonore ou autres analyseurs de spectre.

D’autre part, c’est l’idée même d’instrument qui est sujette à caution. Un nombre considérable d’œuvres contemporaines poussent dans leurs derniers retranchements les modes de jeu des instruments classiques. Les résonateurs deviennent des instruments à percussion. J. Cage glisse des objets hétéroclites sous les cordes du piano. Les musiciens électroacoustiques usent de casseroles comme instruments potentiels ou de locomotives. Le synthétiseur, quant à lui, propose une quantité de timbres indéterminés. Le compositeur en variant les différents paramètres (oscillateurs, filtres, résonance... pour les plus classiques) compose la sonorité dont il rêve, alors qu’auparavant il ne disposait que des timbres de l’instrumentation classique. Son travail se modifie radicalement et l’écriture du timbre devient tout aussi importante que l’écriture de la forme musicale (en tout cas, elle devient une question, intimement liée à celle-ci). 

Vous comprendrez donc aisément qu’il s’agit d’autant d’éléments qui rendent difficile une proposition de « matériel ». Et finalement, je ne peux que vous renvoyer au chapitre du même nom du manuel d’arts plastiques tome I. Vous pouvez faire de la musique avec tous les ustensiles et les outils disponibles, y compris ceux du jardinage1. Les frontières entre le matériel et le matériau sont souples et la « plasticité » se trouve déjà sollicitée dans le choix de ceux-ci, c’est le premier moment artistique. Votre arrosoir peut faire un très acceptable instrument percussif dont vous pouvez faire varier les timbres avec un peu d’eau2. Si vous préférez faire vibrer le plastique vert, soufflez dans le tuyau. Mais, comment écrire votre improvisation pour arrosoir ? La seule issue qui s’offre à vous est d’enregistrer à l’aide d’un micro et d’un minidisque ses sonorités si particulières. Parce que, pour complexifier encore la tâche du musicien contemporain − mais finalement nous l’avions déjà évoqué plus haut avec le synthétiseur −le travail compositionnel coïncide parfois avec l’exécution, c’est-à-dire que le matériel d’écriture peut coïncider avec le matériel de pratique musicale. Autrefois distincts et déterminés, le moment de la composition et le moment de l’exécution peuvent être désormais envisagés simultanément. La notion de matériel, et nous commencerons par là, est donc une problématique de l’écriture musicale contemporaine.

Cependant, voici une proposition de matériels classiques de la pratique musicale plasticienne, classée conventionnellement elle aussi.

Matériel d’écriture :

  • un petit carnet pour débuter, sans portées si possible (si elles vous apparaissent nécessaires, vous pourrez toujours tracer cinq lignes à main levée) ;

  • des appareils d’enregistrement : l'enregistrement numérique, ou une caméra vidéo. Un micro, nécessairement ;

  • un appareil photographique (nous verrons par la suite en quoi il peut nous être utile, même si, consciencieux lecteur du manuel tome I, vous commencez à l’imaginer) ;

  • un ordinateur3 a ici sa place, en veillant toutefois à ce qu’il ne déborde pas son rôle de simple outil (cf. note du bas de la page 8).


Matériel de pratique musicale :

Comme nous l’avons dit, tous les corps sonores* sont envisageables. Encore faut-il préciser qu’ils vont déterminer la qualité des sons, de même que les sons vont dépendre du jeu que vous allez entretenir avec eux. Et le répertoire abonde en trouvailles relatives aux manières de jouer d’un instrument. Le corps sonore * et l’objet sonore sont intimement liés et leurs choix ne sont pas anodins dans la production du sens.

Munissez-vous d’un grand nombre d’instruments de toutes les familles et d’objets aux sonorités riches.


La machinerie




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ar conséquent, vous devez comprendre qu’il n’y a pas de musique sans machinerie, et ce, depuis les débuts de l’histoire de la musique. Composer signifie fabriquer un instrument spécifique. En effet, il s’agit pour vous d’inventer un mode de relation entre divers instruments dans un espace4. De ce fait, Il faut comprendre que choisir son matériel (puis son matériau), qu’il soit d’écriture ou de diffusion, c’est déjà réaliser un agencement plastique# qui va faire sens, les premiers pas de la syntaxe. Parce que tout le matériel choisi va déterminer les opérations plastiques# que vous allez mettre en œuvre par la suite.

Du dispositif de concert − qui a énormément évolué durant le 20ème siècle musical − au concert de rock avec ses amplis et ses câbles qui courent sur la scène, tout est machinerie. Elle est à prendre en compte dans la production de sens. Placer l’orchestre autour du spectateur en prenant soin des instruments qui se trouvent côte à côte, c’est affirmer un sens qui n’est pas le même que celui d’une « boucle » qui serait réinjectée et filtrée par un delay, ou projetée dans la caisse de résonance d’un piano, avant d’être réentendue sur un dispositif spatialisé de haut-parleurs. De la même manière que le matériel utilisé en arts plastiques, celui du travail compositionnel (instrumental, de diffusion, de filtrage...) est important et doit être très largement pris en compte par le compositeur en herbe que vous êtes, parce qu’il détermine une suite d’opérations et par là même produit du sens.

Bruce Nauman, Violon tuned D.E .A.D, 1968. Film, les cordes du violon sont accordées sur ré, mi, la, ré.


Méta-instrument

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onsidérer cette « machinerie », c’est aussi important que travailler son instrument : c’est une manière de le penser. Le matériel que vous devez choisir peut être fixe, comme il peut se satisfaire d’un assemblage circonstanciel, en perpétuelle évolution. Il doit pouvoir se déplacer avec vous, dans votre poche ou votre sac, parce que c’est le méta-instrument de votre méta- atelier : un instrument souple, mobile et mutable (le matériel proposé précédemment a cet avantage, même si nous sommes conscients qu’il reste très sommaire). Notre atelier du cordonnier se précise.

Présenté comme un espace aux limites floues, il est le lieu d’opérations plastiques#, d’une pensée des mains. La lutherie est à son image#, vagabonde. Ce sont les opérations plastiques# qui déterminent le choix et les combinaisons de matériel que vous allez utiliser, et inversement. Il n’y a donc pas d’objet ou de matériel à privilégier, ce qui veut dire pas de gestuelles non plus (celles du domaine de la musique, du théâtre ou autre ...). Vous pouvez aussi acquérir une technique rigoureuse de la pratique musicale, mais prenez garde à ne pas la confondre avec la virtuosité.

A titre indicatif, complétons ce chapitre d’un tableau. Vous y trouverez quelques points de repères concernant le matériel, ainsi que des exemples d’opérations plastiques# qui en résultent.

Tableau 1. Jalons de lutherie vagabonde et exemples d'opérations plastiques. (clic droit, puis ouvrir dans un nouvel onglet pour voir l'image correctement)


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1 Pierre Schaeffer proposait de « transformer le cuisinier en musicien expérimental.»

2 « J’ai appris à jouer de la porte » dira Pierre Henry à propos des variations pour une porte et un soupir.

3 John Cage précisait qu’il avait constaté la relation espace et temps en voyant défiler une bande magnétique : le temps c’est de l’espace dira-t-il… Pour les musiciens de ma génération, le temps et l’espace muselés dans l’écran de l’ordinateur tendent plutôt à une immatérialité commune. C’est pourquoi, si l’interdisciplinarité reposait sur l’expérience du « revox », qu’en est-il de la relation arts plastiques et musique à partir du « PC » ?

4 Nous verrons plus tard que cet espace est tout aussi important dans la machinerie à mettre en place.