L’observation


« Jamais le compositeur n’a été aussi dangereusement proche de devenir une figure étrangère, ou purement décorative dans sa propre société. »

L. Berio, Méditations sur un cheval de douze sons, 1968.



Mathevet Frédéric, Barbelés pour quatuor à cordes, 2008.


L

a découverte du magnétophone fut l’occasion d’une nouvelle observation du phénomène sonore. Par ailleurs, P. Schaeffer remarqua rapidement la fonction ambiguë de l’appareil. Le magnétophone et l’inscription du son sur le support magnétique proposaient simultanément, au compositeur électroacoustique, une nouvelle lutherie et un laboratoire. Dès les débuts de l’aventure de la musique concrète, les nouvelles technologies permettant d’enregistrer le son (du microsillon à la bande magnétique) furent prises entre le microscope et l’instrument, un intervalle dans lequel leur position était ambiguë oscillant entre la possibilité créatrice et la possibilité d’analyse de ces nouveaux outils. « C’est aussi, c’est d’abord (pour la recherche) une machine à observer les sons, à les " décontexter ", à redécouvrir les objets traditionnels, à réécouter la musique traditionnelle d’une autre oreille, d’une oreille sinon neuve, du moins aussi déconditionnée que possible 1»

Mais voilà, le microscope schaefferien est un microscope à balayages et l’enregistrement sur la bande magnétique décontextualise, selon lui, le son de sa source, il en fait une abstraction formelle pure. Les progrès en phonétique acoustique furent fulgurants, et l’ouverture aux sonorités extramusicales « classiques » incontestablement riche, comme en atteste la musique contemporaine. Il faut reconnaître que le vocabulaire descriptif des sons est aujourd’hui particulièrement au point. Pourtant, si notre manuel se réclame de ces nouvelles conditions de l’observation sonore, elles ne satisfont pas le plasticien qui ausculte et préfère la loupe de Holmes au microscope de Mendeleïev.

Au même titre que les images#, nous sommes saturés de sons et le musicien n’a plus le monopole de la musique. Les designers du son composent l’identité sonore des gares et des supermarchés, de la même manière que les publicitaires dessinent leurs logos ou rédigent leurs slogans de vente. Ce formatage forcé de notre écoute va jusqu’à l’écriture du bruit d’un moteur de voiture, ou de la sonorité d’un talon aiguille sur le pavé. L’usage des sons dans notre société postindustrielle, comme celui des images#, est négociant. Alors, ce sont les reportages d’investigation qui présument d’un devoir d’objectivité, qui, en s’acoquinant avec le profit à tout prix, choisissent d’agrémenter leur constat d’une musique codée. Soutenant les images#, elle induit la lecture, tour à tour subjective, puérile, spectaculaire... Ça plaît, ça se vend ! Et tant pis pour les partis pris douteux dont ces montages font preuve.

La musique, en tant que système de signes, n’échappe pas à la règle. Elle devient un instrument de modelage et de programmation de comportement. Elle assujettit l’auditeur au capitalisme global. Mais nous n’allons pas répéter ce que nous avons déjà évoqué dans l’introduction de ce manuel, et que vous trouverez, de manière plus détaillée dans le premier tome. Cependant, insistons sur ce point : l’usage social# de la musique doit rester l’un des principaux axes de votre observation.


Mathevet Frédéric, Pièce pour 100 tricoteuses : le temps d'une paire de mitaines, 2000-2008.


Nous évoluons donc parmi les signes. Des signes audio-visuels2, que l’artiste ne peut négliger dans son travail, des signes dont il doit être à l’écoute. Parce que, parfois, le sens de ces images# sonores est tellement révoltant qu’il faut le dénoncer, ou parce qu’il arrive malgré tout qu’une musique s’échappe. Il faut vous armer d’un certain don d’observation pour repérer, promeneur écoutant3, ce que chante la réalité. Des images# sonores se détachent parfois du tissu dans lequel elles sont prises, et font sens. Ce sont des timbres, des formes, des usages, des rencontres qui nous offrent cette attention particulière, des sons qui dialoguent entre eux dans une circonstance# singulière et qui dialoguent aussi nécessairement avec un lieu, une image# et une situation. Cette observation nous procure une sensation pré-musicale (ou musicale, déjà4).

À la suite de Pierre Schaeffer, cette observation sonore identifie un « objet sonore* ». Mais contrairement à son approche qui objective le son au point d’en taire la source, l’objet sonore* décrit ici est un objet qui ne veut pas oublier le site et le moment qui l’ont vu naître. Alors que Pierre Schaeffer isole un son pour ses qualités abstraites (ses habitudes de pensées musiciennes), nous proposons au contraire l’observation d’un son concret. Ce moment sonore ou musical objectivé ne peut continuer à faire sens que dans le moment poly sensoriel de son émission. Si nous partageons avec le théoricien la nécessaire « mise entre parenthèses » du monde extérieur et de ses objets5 comme une qualité nécessaire à l’observation, la principale critique que nous formulons concerne le « hors circuit » qui suit cette « suspension » et fait écouter le son pour lui-même, indépendamment de sa source (l’écoute réduite). Faire abstraction de ce à quoi le son renvoie (provenance et signification) nous apparaît une théorie bancale où sans aucun doute il suffit de gratter pour trouver une quelconque transcendance, si phénoménologique soit-elle. Or, empiriquement, cette écoute réduite (idéale) n’est qu’un cas particulier du travail désincarné du studio. L’observation est la « mise entre parenthèses » d’une manifestation multi sensible6 où les éléments sont connectés les uns aux autres, y compris avec le contexte : une circonstance# toute entière.

De ce fait, cette circonstance# pourrait à son tour être l’objet d’un processus compositionnel qui serait déduit du réel : un « in situ » musical en quelque sorte. Et si la circonstance# était enregistrée, le processus compositionnel pourrait jouer avec ce fragment complet de sons concrets (ce qui pose la question de l’enregistrement7). Nous voyons s’esquisser deux possibilités distinctes de travailler avec cet objet sonore* plastique, mais auparavant, faisons le point sur les modalités d’apparition de l’objet sonore*8.



Modalités d’apparition de l’objet sonore.


O

n appelle objet sonore* toute manifestation et événement sonore que l’on saisit pour ses propriétés (qui sont à la fois physiques, formelles et sémantiques), comme un être sonore dépendant de l’occasion de son apparition. Il peut être enregistré, noté (avec les écarts que cela suppose) ou impliqué dans sa circonstance# même pour un travail compositionnel

circonstanciel. C’est un son, une séquence de sons, une musique qui nous fait signe.

Corollaires :

  • l’objet sonore* est d’origine concrète, il est le produit d’une observation.

  • Il est pré musical ou musical.

  • Il ne peut s’écrire que de manière incomplète. Il ne répond pas dans sa saisie aux paramètres catégoriques de durée, d’amplitude, de fréquence, de timbre... Il affirme au contraire ses multiples dimensions.

  • Il n’est pas le produit d’une combinatoire ou de calcul a priori.

  • Il ne s’enregistre pas nécessairement, sa saisie est d’abord mentale.

  • Il n’est pas seulement formel, il a du sens.


Nous distinguerons alors trois catégories d’objets sonores :


Objet sonore de geste (rétroactif)


I

l naît d’un corps à corps entre une énergie musculaire et un corps sonore*. Il nécessite donc un travail gestuel, en particulier de gestes de « répétition », d’« évolution », de « changement », d’ « entretien » et « ponctuels », qui découlent d’expérimentations, tel que gratter, frotter, tapoter...

Il n’est pas exclu que ceux-ci débordent sur des engrenages syntaxiques qui mettent en œuvre une pré-construction formelle. Parfois, il s’agit de la composition même. La musique électronique est adepte de cette inscription de gestes au sein de la composition, au point d’en faire l’acte même de la composition, au sens où nous l’entendons dans l’action painting en arts plastiques : scratch, apparition/disparition (avec le bouton de volume), filtre...

Il s’agit d’un objet sonore* rétroactif que l’on reconnaît comme objet sonore* et qui appelle à son tour des gestes de transformation.


Objet sonore de manipulation (ou désincarné)


C

’est l’objet sonore* de l’écoute réduite Schaefferienne. Les qualités du son sont déjà abstraites par l’appareil d’enregistrement. Celui-ci, considéré comme un microscope acoustique, observe un son amnésique de sa source (première désincarnation). C’est un objet sonore* de pure écoute et qui n’est plus le résultat d’une force musculaire. Son évolution et sa capacité à produire d’autres objets sonores désincarnés vont dépendre de l’application d’a priori numériques, qu’ils soient d’ordre conceptuels ou algorithmiques (les filtres et les effets appliqués sur le son).


Objet sonore de circonstance


P

lus complexe, c’est celui qui correspond le plus parfaitement à notre définition initiale. Il s’inscrit dans un lieu et un moment. Il prend toujours le risque d’évoluer vers les deux autres objets sonores décrits précédemment. L’écoute et le saisissement du potentiel musical se font en même temps. Relever cet objet sonore* c’est le capturer avec une certaine enveloppe liée aux circonstances# de son émission (spatiale, prosaïque, sociale…) qui est aussi sa condition sémantique. Il transporte avec lui le lieu qui le voit naître, où il vit et meurt. Il est connecté aux autres données sensibles. De ce fait, le son peut être considéré comme un phénomène d’ensemble, non réductible à des catégories, ne tenant compte que de l’intérieur du son (timbre, fréquence, durée…) qui pose le son comme une extériorité à la composition. « N’était-ce pas le concept même d’ « intérieur du son », d’ « intérieur du matériau » qui d’emblée avait piégé cette recherche, puisqu’il supposait déjà résolue, par le compositeur, la question des limites où s’arrêterait cet intérieur, où commencerait l’extérieur qui l’englobe 9» ?


Exemple : Paris, gare de l’Est, crissement des plaquettes de frein d’un car de la RATP sur le pavé, début du boulevard de Strasbourg. Simultanément, la pluie tombe (parfum du bitume), grosses gouttes sur la ferraille du café qui fait l’angle, un homme se couvre, en sifflotant, s'essore. « Mince, j’ai oublié mon zoomH410 !»


Ces objets sonores correspondent à des développements temporels précis qui révèlent une certaine incompatibilité entre eux. Les débordements syntaxiques de l’objet sonore de gestes, par exemple, prennent le risque de faire progresser un motif par variation. Quant à l’objet sonore de manipulation, il est souvent conséquent d’une mise en boucle. L’objet circonstanciel au contraire épouse un temps concret. Ces objets sonores ont des modalités d’apparition temporelle différentes dont les distinctions méritent de plus amples explications. Celles-ci font l’objet de notre chapitre suivant.

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1 Schaeffer Pierre, Traité des Objets Musicaux : essai interdisciplines, « Pierres vives », Paris, Edition du Seuil, 1998, p. 34.


2 Mais on nous a fait aussi la promesse de publicités olfactives.

3 Librement adapté de Michel Chion.

4 Nous assumons tout à fait cette fluctuation entre objet sonore et objet musical.

5 L’ épochè d’Husserl à laquelle nous refusons le « transcendantal ».

6 Multi, poly, pluri...Nous usons de synonymes pour éviter les dérives philosophiques.

7 Précisons que si notre objet sonore est contextuel, il n’en est pas pour autant un objet qui figure ou représente. Il faut prendre garde à cette confusion. Notre objet fait signe et n’a rien à voir avec celui des tenants du « cinéma pour l’oreille », parce qu’il fait une différence essentielle entre la prise de vue et la prise de son.

8 Rappelons avec M. Chion les confusions fréquentes faites à propos de l’objet sonore, in Guide des objets sonores : Pierre Schaeffer et la recherche musicale, INA-GRM, Buchet/Chastel, Paris, 1983, p. 34. : « A. L’objet sonore* n’est pas le corps sonore. B. L’objet sonore* n’est pas le signal physique. C. L’objet sonore* n’est pas un fragment d’enregistrement. D. L’objet sonore* n’est pas un symbole noté sur une partition. E. L’objet sonore* n’est pas un état d’âme. »

9 Chion Michel, L’art des sons fixés, Métamkine/nota-bene/sono-concept, 1991.

10 Enregistreur numérique bon marché.