Le matériau



« Vivre pleinement l’expérience du matériau dans son immanence »

Morton Feldman


C

e chapitre aborde le niveau substantiel de la musique, le « niveau atomique » de vos futures compositions. A la suite du manuel d’arts plastiques tome I, il vient compléter le chapitre du même nom et tire les conséquences qui s’imposent concernant le matériau musical, envisagé de manière plastique#.

C’est tout naturellement que la plasticité appliquée au son va nous conduire à considérer le corps sonore* (l’instrument) et le corps exécutant (les muscles et les nerfs du musicien et/ou du compositeur) comme matériaux à part entière dans la mesure où leur choix, leur position dans l’espace, les modes de jeu, leurs relations avec les autres matériaux en jeu, sont producteurs de sens.

Commençons par une définition très concrète du son. Le son est une onde produite par la vibration mécanique d’un support fluide ou solide et propagée grâce à l’élasticité du milieu environnant sous forme d'ondes longitudinales. Par extension physiologique, le son désigne la sensation auditive à laquelle cette vibration est susceptible de donner naissance1. Le son est un matériau qui se diffuse, qui se propage, ce qui nous intéresse particulièrement du point de vue des arts plastiques. Il ne peut être cadré, il n’a pas de limites. Il s’agit d’un matériau fluide et malléable. Vous entendez votre voisin répéter ses gammes, le mur concomitant ne suffit pas à arrêter ce bruit et vos oreilles n’ont pas de paupières. Le double vitrage par ailleurs s’avère un bien piètre filtre pour vous isoler du gémissement urbain. Il s’agit en conséquence de penser le son comme une intensité dont les déplacements seraient comme « une chaleur qui se répand », un modèle de plasticité.

Deux sons en présence ne peuvent que se rencontrer, se mêler, se diffuser l’un dans l’autre. Le travail d’écriture doit tenir compte de cette caractéristique physique qui, comme nous le verrons, se déplace elle aussi à plusieurs niveaux (physique et métaphorique). Entremetteur, vous devez composer avec cette particularité du matériau sonore, c’est-à-dire déterminer l’espace et le temps qui les séparent ou qui les unient, pour organiser leur rencontre. Et cette rencontre va, bien entendu, faire sens. En effet, l’espace et le temps sont les seules modalités dont vous disposez pour isoler les sons (au sens de matériaux isolants, s’entend). Ils sont les premières données qui vous permettent de mettre en place des intervalles, et l’on devine les jeux plastiques# dont nous pouvons disposer. Deux sons émis à une distance particulièrement importante l’un de l’autre solliciteront un déplacement de l’auditeur pour faire leur contact (dans son oreille) ou pour chercher s’il a lieu. Vous pouvez également choisir d’émettre deux sons, l’un après l’autre, avec un moment suffisamment important entre eux, de telle sorte que le contact ne se fasse pas.


Nous nommerons intervalles conjoints2, le cas où le temps et/ou l’espace seront suffisamment courts pour que les sons (et les éléments extra- sonores3) entretiennent une identité de proximité, et intervalles disjoints, le cas où le temps et/ou l’espace seront suffisamment importants pour que les sons (et les éléments extra-sonores) soient isolés.


Tout ceci a l’air d’une simplicité enfantine. Pourtant nous touchons encore une fois à des questions de syntaxe. Pour organiser ces rencontres, ces contacts ou ces espaces-temps isolants, il faut comprendre les relations du matériau musical comme des relations de conduction#. Les matériaux s’inscrivent dans une temporalité à la fois par leur qualité physique et par la liaison qu’ils entretiennent, c’est-à-dire la catégorie d’intervalles utilisés. De ce fait, décrire ces modalités de passages nous permettra de dégager les formes temporelles d’évolution du matériau. Celles-ci nous apparaîtront bien utiles par la suite pour concevoir notre boîte à outils plastique# du processus compositionnel.

Rejouons donc l’aberrante séparation faite dans le premier tome de ce manuel, entre conduction# concrète, qui s’appuie sur des phénomènes physiques observables, et conduction# mentale, où le sens s’entend lui aussi comme la « chaleur qui se répand 4». Rappelons toutefois que cette séparation n’a de valeur que pédagogique, elle est insensée.


Conduction physique

« Les sons pour ce qu’ils sont sans intentions, réflexions, buts ou sentiments. »

J.Cage


C

e sont les qualités physiques et formelles (grain, allure, attaque, résonance, timbre...5) du son qui sont privilégiées dans le mode de relation qu’il entretient avec les autres matériaux en présence.


Conduction directe


L

a conduction# entre deux sons peut être directe. Elle correspond alors au dialogue des énergies concrètes des sons mis en œuvre. Celle-ci est déterminée par la force (intensité) et la durée de l’émission des sons. Les vibrations de chacun des sons se rencontrent et se mêlent. Seule la distance temporelle entre les débuts de l’émission des sons détermine leur degré d’isolement.


Exemple 1 : Poser une cymbale sur le corps résonant* d’une guitare. L’énergie de l’excitation des cordes de la guitare est transmise par son corps résonant* à celui de la cymbale. Le son en résultant est changé, le timbre de la guitare est augmenté par la résonance de la cymbale. Vous pouvez aussi envisager le parcours inverse, où c’est l’excitation de la cymbale qui contamine le corps résonant* de la guitare. Il s’agit du degré zéro de la conduction# directe par contact réel6.


Sonates et interludes pour piano préparé, J. Cage, 1946-48. J. Cage transforme les sonorités originelles du piano en glissant entres ses cordes divers objets. « Je me suis alors rappelé les sons que produisait le piano lorsque Henry Cowell en grattait ou en pinçait les cordes, passait une aiguille à ravauder dessus et ainsi de suite. Je suis allé à la cuisine, j’ai pris un moule à tarte, je l’ai mis avec un livre sur les cordes et j’ai vu que j’étais sur la bonne voie. 7»


Exemple 2 : La guitare et la cymbale ne se touchent plus et sont excitées en même temps. Les vibrations se rencontrent dans l’air. L’expérience peut être réalisée avec le piano ou tout autre instrument.  Il s’agit de la rencontre privilégiée depuis longtemps dans notre musique occidentale, qui va de la fabrique d’un accord au jeu d’une ligne mélodique (où la distance temporelle est suffisante pour que chaque note morde la suivante8). Bref, il s’agit du degré 0 de l’intervalle conjoint.


Vous l’avez compris, c’est tout le " solfège " traditionnel qui se trouve ici.



La musique classique occidentale s’est construite à partir de deux cas particuliers de la conduction directe que vous pouvez réinvestir. D’une part, l’harmonie fondée sur une typologie des résonances naturelles. D’autre part, les traités d’orchestration lorsqu’ils décrivent les agencements topographiques de l’orchestre en fonction des résonances sympathiques qu’entretiennent les différents instruments convoqués.


Mathevet Frédéric, Composition calorique, pour 5 violons, 2007.

Extrait des Partitions circonstancielles, work in progress, consultable ici



Conduction indirecte


Mais, à considérer la musique comme un objet idéal, clos sur lui-même, on oublie que dans le même temps d’une conduction# directe, la conduction# est aussi indirecte, c’est-à-dire que la production de sons ne se fait pas seulement d’énergie sonore. Pour émettre un son avec un corps sonore* quelconque, il y a toujours une relation de conduction# entre une énergie musculaire et une énergie sonore (dans l’exemple de la guitare et de la cymbale), et/ou entre une énergie mécanique ou électrique et une énergie sonore (le synthétiseur, par exemple). Nous ne pouvons pas mettre de côté, dans l’exercice de la composition, l’écriture de cette énergie physique qui va déterminer le son à entendre.



Cette conduction# indirecte fut très souvent écartée des problématiques musicales, plus soucieuses de l’histoire formelle à raconter que de l’acte musical lui-même. C’est le corps entier (posture, geste...) et le corps sonore* qui produisent du son : un passage d’énergie à énergie. De ce fait, le corps du musicien intervient dans la composition et les arts plastiques nous apprennent, nous l’avons vu dans notre premier tome, à approcher les enjeux de ce corps : entre présence de la chair (musique des muscles et des nerfs) et matériaux scénarisés (comme nous le verrons un peu après). Nous pouvons cependant trouver quelques exemples dans l’histoire des arts plastiques et de la musique confondue où cette conduction# d’énergie entre en ligne de compte.


George Brecht, incidental music, 1962.


George Brecht joue de l’équation initiale (schéma plus haut) en proposant dans cette pièce une conduction qui s’avère doublement indirecte (intervalle disjoint).

La Monte Young propose une pièce où l’énergie musculaire est infime :


Lâcher un papillon (ou n’importe quel nombre de papillons) dans une salle de concert. Lorsque la composition est terminée, prenez soin de laisser le papillon s’envoler dehors. La composition peut être de n’importe quelle durée, mais si l’on dispose d’un temps illimité, les portes et les fenêtres peuvent être ouvertes avant que le papillon ne soit lâché et la composition peut être considérée comme terminée lorsque le papillon s’envole dehors.

La Monte Young, composition 1960 # 5, 1960.


Ces pièces, malgré leur radicalité, intéressent particulièrement notre recherche de la plasticité dans le processus compositionnel. En effet, la composition n’est pas le résultat de manipulations conceptuelles a priori mais plutôt celui de manipulations qui mettent en jeu le corps entier (y compris dans un écart, à son comble, où c’est le corps d’un papillon, dont les battements d’ailes sont à la fois l’énergie musculaire et la musique.) De plus, ces pièces viennent compléter le catalogue classique des gestes de la musique (gestes d’entretien, d’itération, de changement, d’évolution, et gestes ponctuels10) par des gestes clairement plastiques#.

La cause et l’antécédent ne sont pas déduits d’une logique formelle, mais bien d’un déploiement d’énergie initié d’une opération.


John Cage, 4’33’’, 1952.

4'33" est une œuvre pour "n'importe quel(s) instrument(s)" en trois mouvements. Le premier mouvement est de 30’’, le second de 2’23’’ et le troisième de 1’40’’. La partition indique en chiffre romain le numéro des mouvements, suivi de « Tacet », mot noté sur une partition pour signaler qu'un exécutant doit garder le silence pendant la partie du morceau correspondante. Les 4’33’’ sont donc entièrement composées de silence, les seuls sons audibles pendant son exécution sont les bruits ambiants.

La première exécution de 4'33" a lieu au Maverik Hall de Woodstock en 1952 avec David Tudor au piano. David Tudor, pour son interprétation, choisira d’ouvrir et de fermer le couvercle du piano, au début et à la fin de chacun des trois mouvements.


Les 4’33’’ de silence de J. Cage peuvent être pensées comme un cas particulier de l’équation initiale où l’énergie musculaire est égale à zéro11. Il nous propose un moment « pur », contrairement à la conduction# indirecte abordée dans la pièce de George Brecht présentée ci-dessus, qui se déploie selon un passage, celui d’un état donné à un autre, un passage de moment à moment.

La conduction# indirecte, si elle peut être pensée dans une relation stricte entre le corps et l’instrument (musique des muscles et des nerfs), est aussi l’un des premiers recours logiques à des éléments extramusicaux dans la composition musicale plastique#. De ce fait, nous pouvons extrapoler cette intrusion à d’autres matériaux (Objet ready made, image# fixe ou en mouvement) mais il faut prendre garde à ce que l’assemblage respecte les conditions d’une conduction# physique indirecte.

Nam June Paik, Listening to music throught the mouth, 1963.


Conduction mentale


L

e son fut rarement pensé par la musique « classique » en tant que processus provoqué par un déplacement d’énergie du corps musicien. Traditionnellement, le compositeur a toujours demandé à l’auditeur une certaine abstraction de ce phénomène énergétique, privilégiant le résultat formel. Sauf peut-être avec la notion de « virtuosité ». Mais qu’est-ce que la virtuosité ? Sinon cette musique des « muscles et des nerfs » sublimée. Nous pouvons alors conclure que l’énergie musculaire dans l’approche conventionnelle de la musique est scénarisée par le dispositif du concert. C’est lui qui permet d’abstraire le corps physique de l’exécution.


La plasticité appliquée au processus compositionnel nous permet, au contraire, de considérer les matériaux mis en œuvre comme des éléments scénarisés, et par là même, nous conduit à ouvrir à d’autres matériaux similaires. Alors, la relation que ces matériaux entretiennent entre eux s’envisage comme des conductions# mentales. Si les sons sont toujours soumis à leurs qualités physiques objectives, ils peuvent aussi être choisis pour la petite histoire qu’ils nous racontent. De plus, le geste, mais aussi le corps sonore*, l’espace de diffusion... sont autant d’éléments susceptibles d’intrigues. Il paraît donc essentiel de les choisir avec soin, en fonction du sens à faire passer.


Conduction de matériaux scénarisés simples


C

omme pour les matériaux en arts plastiques, ceux utilisés pour la musique peuvent être des matériaux scénarisés simples. Il suffit par exemple de choisir un timbre lié à l’instrumentation occidentale, pour se référer à notre histoire de la musique. Composer une pièce pour clavecin ou pour viole de gambe ne peut s’envisager sans référence à l’histoire de ces instruments, à ce qu’ils véhiculent d’histoire floue chez n’importe quel auditeur/spectateur. De ce fait, c’est le timbre de l’instrument qui est scénarisé, choisi pour ses références, mais aussi, l’instrument en temps qu’objet physique présent et par là même, la posture du corps du musicien (c’est elle qui détermine la citation, l’hommage, l’appropriation). Difficile de composer une pièce pour orgue en faisant l’impasse de sa fonction dans les églises. De même, choisir le timbre d’un instrument issu d’une autre culture musicale peut désigner ou évoquer l’exotisme.


Allusion à la toccate baroque et le clavecin dans le Continuum de G. Ligeti, 1968.


La conduction# des matériaux scénarisés simples, contrairement aux autres types de conduction# qui s’inscrivent dans un processus temporel, ne détermine pas une forme du temps.


Conduction de matériaux scénarisés complexes.


D

e plus, le sampling* et la prise de son ont apporté de nouveaux degrés au niveau substantiel d’une composition. Nous pouvons difficilement parler de niveau « atomique » pour les citations ou les morceaux de réalité enregistrés, dans la mesure où un fragment de musique préexistante, samplée, est déjà une construction complexe de son. De la même façon, un enregistrement sonore est un agencement acoustique difficile à traduire en fonction des hauteurs, des intensités et des durées. Les boucles, les citations, les prises de son, incorporées dans une pièce musicale, sont des matériaux complexes. Si elles sont déjà un ensemble de sons, elles sont choisies pour leur(s) référence(s).


Si le prélèvement peut être motivé par des raisons purement formelles (mélodiques, harmoniques, temporelles), les motivations sémantiques sont évidemment les plus prégnantes. La comparaison entre le sample* et le ready-made paraît inévitable. L’usage d’un fragment préexistant au travail du compositeur va prendre du sens (pour les plus courants : hommage, pastiche, citation...12) en fonction du contexte dans lequel le compositeur va l’inscrire.


Les patterns rythmiques empruntés au jazz, ainsi que l’alternance solo/refrain, les références Balkanes de la construction rythmique et des sonorités de Hungarian Rock, chaconne pour clavecin, G. Ligeti, 1978.


Cette remarque sur le contexte dépasse le simple recours au sample. En effet, nous découvrons ici un modèle de pensée pour notre musique plastique#, qui n’est pas sans rappeler une mise en garde que fit P. Boulez à propos de l’organisation modale dans une lettre adressée à J. Cage. Cette mise en garde concerne l’individualité donnée à chaque son qu’il croit repérer dans les pianos préparés du destinataire, et Mode de valeurs et d’intensités de Messiaen. P. Boulez oppose à la pensée modale une pensée sérielle (le tout jeune sérialisme généralisé) proche de la conception Wébernienne où « le contexte fait surgir à l’apparition d’un même son, une individualité très différente de ce son 13». Une telle remarque, mais nous aurons l’occasion d’en reparler, semble tout à fait en accord avec les modes de relation que nous sommes en train d’identifier dans ce chapitre.

Mais le sample, comme fragment préexistant à la composition, n’est pas le seul élément complexe dont dispose notre compositeur plastique#. De la même manière, des morceaux de réalité enregistrés et intégrés dans le travail compositionnel vont déployer (répandre, c’est en ceci qu’il s’agit d’une conduction#) le sens culturel, historique ou géographique, circonstanciel et anecdotique dont ils sont porteurs. Bien plus que des « fragments » ils sont des « moments », des morceaux de moment d’une réalité que nous allons appeler pour des commodités théoriques des boutmoments*. Il va de soi que l’enregistrement des rues de New York pendant un incendie ne nous raconte pas la même histoire que le lever de soleil sur la côte italienne. Et ces boutmoments* peuvent intégrer une composition musicale riche, dialoguer avec d’autres sons, samples* ou boutmoments*.


La ville de New York : cri d'un camelot, divers bruits évoquant les moyens de transport urbain , les sirènes et les pompiers …de City Life, Steve Reich, 1995. Les sons enregistrés qui se mêlent aux sons de l’orchestre proviennent, soit d'enregistrements effectués par le compositeur dans les rues de New York, soit d'enregistrements transmis par la police. Ces fragments de son de la ville enregistré sont disponibles dans un échantillonneur (sampler) et joués par un clavier électronique.


Bruits de ressac, formes sonores indistinctes, caquètement d’une poule, braiment d’un âne au loin… dans Presque rien n°1 le lever du jour au bord de la mer, Luc Ferrari, 1970. Luc Ferrari réalise une «restitution réaliste (…) d’un village de pêcheurs qui se réveille» en plaçant ses micros au bord de la fenêtre de la maison qu’il habitait, face à la Mer Adriatique. Cet enregistrement sera retouché plus tard par un montage « imperceptible ».



Le boutmoment* de mer et le bateau qui passe dans Peter Eötvös, « Now miss ! », 1972. Pour violon & orgue électrique d'après "Embers" de Samuel Beckett, tansformé avec un synthétiseur et bruits de mer. Comme dans la pièce radiophonique dont il s’inspire, on entend un dialogue entre deux personnes, le violon et l’orgue électronique, assis sur la plage.

Nam June Paik, Ramdom access, 1963-1979.


Ces matériaux complexes apportent d’autres comportements compositionnels, car il s’agit de mettre côte à côte des fragments, de les faire cohabiter avec d’autres sons, parfois moins scénarisés mais qui le deviennent par rétroaction, ou de modeler deux éléments hétérogènes pour proposer un tout cohérent. Insérer, rapprocher, coller, fondre... autant d’opérations plastiques# s’il en est, dont les modèles sont le mix* et le montage*.

Qu’est-ce qui fait la différence ? La couture !

Le montage consiste à mettre en vis-à-vis deux fragments (des images# comme des sons) qui n’ont a priori rien de commun. Il s’agit, selon la jolie formule de Jean Luc Godard, de « mettre une inconnue en évidence » (l’inconnue x des mathématiques). C’est faire naître du sens de ce rapprochement lointain et juste. Le montage nécessite donc que la couture, le raccord, soit visible (lisible, audible). Au contraire du mix*, qui mêle deux éléments distincts en camouflant la supercherie, en les rendant solidaires dans un seul objet, lequel nous apparaît presque « naturel ». Mix* et montage* sont des activités compositionnelles qui juxtaposent des moments. Dans le premier cas, les coutures sont pénétrantes et le moment résultant paraît d’une homogénéité parfaite, dans le second, la couture est lisible et le sens naît du face-à-face de deux moments très différents. Il va sans dire que, dans le cas de la musique, ces deux figures travaillent aussi bien verticalement qu’horizontalement où chaque élément est le contexte de l’autre. Condition sine qua non de l’apparition du sens(ible).

Tableau 2. Schéma de mixage et de montage dans les dimensions verticales et horizontales pour deux boutmoments et/ou samples A et B.


Et ces coutures nous intéressent au plus haut point. Elles nous permettent encore une fois d’ouvrir ces corrélations à tous les matériaux en présence dans la composition. Le corps sonore scénarisé peut se heurter à la musique elle-même : la Marseillaise jouée sur un balafon14, par exemple. Le corps de l’exécutant peut entretenir aussi une relation de montage avec son instrument : un rappeur jouant de la viole de gambe. Mais nous pouvons envisager avoir recours à des images# ou à d’autres objets.


Mathevet Frédéric, (Sans-titre) pour synthétiseur, 2007.

extrait des Partitions Circonstancielles, work in progress, consultable ici.


Le matériau de la musique, mentalisé plastiquement, ne se pense pas selon les dimensions classiques du son (timbre, hauteur, intensité, durée...). Au contraire, ses dimensions ne sont que la partie visible d’un iceberg aux multiples dimensions, dont il faut retenir qu’elles sont déjà (surtout) des points de connexions. Vous disposez désormais d’une plus large palette de matériaux musicalo-plastiques (sonores ou extra-sonores) dont le sens va dépendre des liens que vous allez tramer entre eux. Le matériau est toujours un contexte pour un autre. L’œuvre ainsi pensée est un réseau complexe de passages (conjoints ou disjoints), passages qui, comme nous l’avons vu, prennent du temps. C’est évidemment un élément essentiel et conséquent aux conductions# : les matériaux en jeu se déploient dans le temps physiquement et/ou mentalement.

Tableau 3. Tableau récapitulatif des évolutions temporelles en fonction des conductions. (clic droit, puis ouvrir dans un nouvel onglet pour lire convenablement le tableau)



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1 Nous débutons notre réflexion sur le matériau musical à partir d’une définition volontairement sommaire, voir « ras les pâquerettes » du phénomène sonore. Celle-ci nous est fournie par Wikipédia, encyclopédie libre : wikipédia.org.

2 Librement inspiré de P. Boulez dans Penser la musique aujourd’hui, « Tel », Paris, Ed. Gonthier, 1963.

3 Tout au long de ce manuel, les formules prennent en compte une vision d’ensemble de l’activité compositionnelle plastique#. De ce fait, certaines formulations ne vous apparaîtront pas intelligibles tout de suite, mais ces interrogations sont passagères, et plus vous progresserez dans la lecture de ce recueil, plus elles se préciseront et deviendront l’évidence même.

4 C’est donc la musique entière qui est une chaleur qui se répand.

5 Nous ne nous attarderons pas sur ces terminologies de description sonore, efficaces mais néanmoins « pétrifiantes ». Vous trouverez ces outils d’observation dans le traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer.

6 Les différents composants d’un corps sonore* entretiennent, rappelons-le, des relations de conduction# directe (excepté le registre qui concerne la conduction# indirecte) : 1. Vibrateur, 2. Excitateur, 3. Résonateur, 4. Coupleur.

7 Entretien avec Stephen Montague (1982), in Konstelanetz Richard, Conversations avec John Cage, Paris, Ed. des Syrtes, 2000, p. 97.

8 Pourtant, les durées furent rarement la catégorie première de la syntaxe de la musique occidentale, au contraire des hauteurs.

10 Nous empruntons cette liste à K. Stockhausen. Elle nous paraît être la plus simple et la plus complète.

11 Cette équation sera développée dans le chapitre « partitions et notations » p. 90.

12 Quelques fragments célèbres réinvestis : Cage et Satie, Kagel et Beethoven, Pärt et Bach, Pierre Henry et Wagner.

13 P. Boulez & J. Cage, correspondances et documents, Christian Bourgois Editeur, 1990

14 Les exemples proposés ici sont des caricatures.