Partitions et notations



P

our notre musique « savante », la partition fixe par écrit l’essentiel de la composition musicale avant d’être translittérée en une réalité acoustique. Il s’agit pour les exécutants d’interpréter les signes de notation en retournant au langage premier : le son sous la note, un détour par l’œil de ce qui doit valoir en amont comme en aval pour l’oreille.

En outre, la partition dans l’histoire de l’art a souvent été un lieu de rencontres privilégiées entre la musique et les arts plastiques : depuis les partitions représentées sur les natures mortes jusqu’aux partitions plastiques, où les gestes picturaux et les couleurs devaient pouvoir trouver une équivalence musicale dans un procédé de lecture à chaque fois différent. Pour ce dernier cas, la correspondance entre son, couleur, timbre et matière n’était toujours qu’une proposition a priori sans véritable fondement logique. Il s’agit toujours de faire coïncider le travail plastique# avec un objet immuable et clos, idée que nous désapprouvons depuis le commencement.

Ce chapitre se propose alors de disséquer en détail les fonctionnements de la partition. Qu’il s’agisse de composer avec la circonstance# ou d’écrire une situation spécifique, l’approche circonstancielle et plastique# du processus compositionnel modifie singulièrement les modalités de la partition (musicale et plastique#). Elle peut être écrite à l’intérieur de la circonstance# comme trace ou document# du lieu et du moment (mais elle n’exclut pas le geste), comme elle peut participer pleinement à la création d’une circonstance# particulière qui se déploie.

Pour J. Cage, la partition est une lettre destinée aux interprètes. Mais c’est aussi, dit-il, une caméra. Cette comparaison stimule particulièrement notre lien avec la plasticité. Il propose de ne plus penser la partition comme un objet temporel fini mais comme un appareil pour prise d’écoute. La partition n’est plus ce qui reçoit l’écriture, elle est l’écriture elle-même, engageant un lieu et un moment spécifiques, un objet à activer qui peut être aussi un instrument (musical et d’écoute). Pour autant, elle reste précise, toutes les informations concernant l’exécution musicale y sont définies, ainsi que la façon dont le geste initial va se déployer.

Les équations qui suivent aspirent à montrer les différentes dispositions de la partition dans la pensée musicale. À partir d’un schéma simple − illustration de l’usage de la partition classique (encore en vigueur) − il s’agit de dévoiler ce que suscite, dans la production de sens, une partition spécifique (présente dans la production sonore). De plus, ces équations nous permettront de développer la liste des manipulations plastiques que les partitions spécifiques permettent d’envisager dans l’écriture musicale.


Partitions transparentes.

Du point de vue traditionnel de la notation, l’écriture codifiée est amenée à être translittérée en réalité acoustique. Son lieu est le pupitre. Son unique moment de visibilité la « tourne ». La partition, en tant qu’objet, n’intervient pas dans la production de sens au moment de l’exécution. Nous la qualifierons de transparente.

La situation zéro présente la forme classique du lien entre la partition et l’exécution.

Situation 0 :


Situation 1 :




Exemple : J. Cage, 4’33’’ (à noter que pour les interprétations connues l’énergie musculaire = 0 se trouve théâtralisée). De plus, ces 4’33’’ de silence n’auraient aucun sens si Cage ne jouait pas du scénario# inhérent à la forme du concert classique.

Situation 2 :

Exemple : Nam June PaikOne for violin solo, 1962. Au cours de cinq minutes d'attente et de tensions, Paik ,très lentement soulève un violon puis le fracasse d'un coup sur la table. Dans le même temps, les lumières s'éteignent dans l'auditorium.

Situation 3 :



Exemple :

La Monte Young, composition 1960 # 5, 1960


Situation 4 :




Exemples 

G. Brecht, Incidental music, 1962.

G. Ligeti, Poème symphonique, 1962. Poème symphonique requiert 100 métronomes (de préférence en forme de pyramide), un chef d'orchestre et dix exécutants. Chacun des métronomes, à l'arrêt complet, est placé sur la scène, remonté et ajusté à une certaine fréquence. Lorsqu'il sont tous remontés, le chef d'orchestre décide d'un silence de deux à six minutes. Puis, à son signal, tous les métronomes sont déclenchés aussi simultanément que possible. Les exécutants sortent de la salle alors que les métronomes battent la mesure. Ceux-ci s'arrêtent les uns après les autres et laissent percevoir de plus en plus nettement la périodicité des battements. Ensuite, seuls quelques-uns battent ; ce sont ceux qui ont été réglés aux vitesses les plus lentes. La pièce se termine après que le dernier métronome a battu seul quelque temps, suivi par un silence. Les exécutants retournent alors sur scène pour saluer. Au total, la pièce dure un peu moins d'une vingtaine de minutes.


Situation 5 : Cas particulier de la musique électroacoustique




Les deux moments sont simultanés dans le cas de musique électroacoustique live. La description ci-dessus correspond au travail de studio traditionnel.



Partitions spécifiques



« Composer signifie : suggérer à l’interprète la possibilité objectivement réelle d’une action » Charles Daniel, Gloses sur John Cage, « arts et esthétique », s. l., Desclée de Brouwer, 2002, p. 22.


L

a partition s’est émancipée de la tourne. C’est un objet visible tout aussi important que la réalité acoustique. Elle fait partie intégrante du sens de l’œuvre. Elle peut être visuelle, audio ou audio-visuelle (mais pourquoi pas olfactive ?...)

Situation 1 :


Exemple : Il s’agit d’une partition spécifique qui engage une circonstance# dans la réalisation instrumentale. Sa fonction est de déterminer par exemple comment le musicien va traduire les éléments saillants d’une occasion, qu’ils soient visuels et/ou sonores.

Mathevet Frédéric, Partitions circonstancielles, work in progress.


Situation 2 :


Exemple : 

Mathevet Frédéric, Kuruwarri pour Piano, Soprane et Field Recording, Partitions photographiques, 2012.

Extrait de la partition:

"Le Pianiste

Chaque photographie propose une tablature à interpréter au piano. Les accidents de surface, les traces plus ou moins marquées, les ombres portées, grains et poussière proposent les notes à interpréter. Elles sont choisies dans tout l’ambitus que propose le piano en fonction de la lecture faite de l’image : l’ambiance ressentie, les coordonnées spatiales de la tablature dans l’image pourront être interprétées par exemple. De la même façon, le cadrage, le contenu signifié par l’image, sa lumière sont autant d’informations qui permettront à l’interprète de choisir la vitesse d’exécution, l’ordre des notes, et l’intensité de chacune d’elle." Pour voir la partition : ici.


Situation 3 :

Exemple : Les partitions suspendues sont des partitions interactives dont les déroulements temporels multiples sont « suspendus » par le programme. Sa manipulation donne les informations à interpréter par l’instrumentiste. Elles n’empruntent pas une forme classique de notation, elles jouent au contraire à partir d’images# (fixes et mobiles). Elles sont parfois assorties d’un mode d’emploi.



Mathevet Frédéric, Once upon a time fukushima, partition suspendue pour une flûte, 2012.

"Une carte du Japon, renversée, apparaît sur l'écran. On peut y deviner le mont Fuji et Fukushima dans une sorte de résonance exotique. Par dessus, sur un calque, se trouve une carte des centrales nucléaires présentes au japon accompagnées des villes importantes les plus proches. La taille des taches correspond à la puissance de chaque centrale. Ici, les fleurs de sakura se sont télescopées dans les centrales : les taches ont conservé le magenta initial caractéristique du cerisier.

Celui qui manipule la partition peut déplacer, agrandir, retourner, glisser cette carte qui devient une constellation. Elle pivote, glisse et se renverse (verticalement). En maniant cet élément de la partition, le manipulant passe sur une grille invisible, le passage du curseur de la souris sur celle-ci déclenche alors des sons et des séquences sonores. Puis, en faisant coïncider certaines taches avec le fragment de portée central, il propose à l'aérophoniste des notes à jouer.

La carte constellation comporte 3 séries de tailles de taches magenta et rondes. Il faut comprendre tout d’abord que cette hiérarchie servira d’échelle d’intensité pour les notes que jouera l’instrumentiste. Ces intensités ne sont pas ajustées sur la progression classique ppp, pp, p, mp, f ...L’instrumentiste doit adapter son jeu aux sons électroacoustiques qui l’accompagnent. Les sons qu'il produit sont longs et sans expression, ils sont les résultats d'une mue." voir cette pièce : ici.


Situation 4 :


Exemple : Les partitions dessinées sont des approches particulières de la partition circonstancielle, dans la mesure où l’écriture de la partition se fait à la suite de l’observation d’une circonstance# (l’exécution est donc différée). Le dessin, assorti d’opérations plastiques#, est une manière de relever la circonstance#

L’écriture de ces partitions, dites spécifiques, intègre tous les matériaux, qu’ils soient sonores ou visuels. Vous trouverez donc ici un tableau récapitulatif des passages entre matériaux extramusicaux et musicaux.


Tableau 4. Tableaux des conductions entre matériaux sonores et matériaux non sonores. (clic droit, puis ouvrir dans un nouvel onglet pour voir le tableau.)


Notre conception des arts plastiques comme pratique d’une logique sensitive, où la matérialisation n’est qu’un cas particulier du travail plastique#, modifie le rapport arts plastiques/musiques au sein de la partition.


  • Le matériau visuel employé est aussi important que le matériau sonore, même si celui-ci est soumis à une traduction. La partition est spectaculaire, elle fait partie de la production de sens durant la translittération. Il faut la rendre visible. Les niveaux de rencontres entre matériau musical et matériau visuel répondent aux mêmes critères de relations que tous les matériaux plastiques : couture lisible, couture invisible, juxtaposition....


  • L’écriture avec les matériaux visibles (d’appréhension visuelle) n’est pas nécessairement l’écriture d’une forme figée, mais la proposition d’une série de processus à réaliser par l’(les) instrumentiste(s) : les opérations plastiques# (isoler, imiter, collecter, ajouter, agrandir, intégrer, juxtaposer, répéter, investir, indexer...) se trouvent en amont comme en aval de la composition, à la suite d’une observation sonore et/ou comme proposition circonstancielle de jeu pour l’instrumentiste.


  • La rencontre arts plastiques/musique ne peut se satisfaire de l’exposition d’une partition dans un accrochage convenu. La partition plastique# n’a de sens que durant sa mise en jeu, l’exposer seule n’a pas de sens. Exposer les partitions de Cage, par exemple, sous prétexte que l’écriture passe par un procédé différent de celui de la notation traditionnelle, est un non sens et une incompréhension. Lorsqu’il se sert de pierres pour déterminer une suite de glissandi*, son recours aux arts plastiques ne peut pas se résumer seulement aux outils graphiques utilisés et aux dessins qu’ils représentent. Mais c’est tout le dispositif de calque, d’isolement du contour d’un matériau naturel (et sans doute symbolique chez Cage) ainsi que sa traduction par imitation en une ligne musicale, qui sont plastiques#.


  • De ce fait, la partition plastique# s’inscrit dans l’espace de diffusion et rend lisible le processus de translittération. Elle est impliquée dans une mise en espace à égale importance avec les autres éléments visuels et les autres matériaux.


  • La partition rendue spectaculaire (visible) et mouvante est un effet de distanciation au sens brechtien. Elle affirme le lieu d’où l’émission se produit, elle force le musicien à un déchiffrage qui annihile toute tentative de virtuosité, elle affirme une musique qui ne s’appuie pas sur l’harmonie classique et empêche toute forme de catharsis (pas de sentiment de reconnaissance, pas « crin de cheval sur boyau de chat... »)

La partition acquiert donc une position particulière, du fait de son « entre catégorie » (n’y voyez ici qu’un clin d’œil à Morton Feldman). La partition pensée et réalisée à l’aide de la pensée plastique# est insaisissable théoriquement, elle résiste au feu et à l’eau. Par la plus-value de visibilité spectaculaire que le langage plastique# lui donne, elle change de statut mais ne se déplace pas pour autant. Seule, elle ne peut pas prendre le pas sur l’audition de son exécution. La partition qui s’articule autour de l’intrigue arts plastiques et musique est précipitée (elle est le précipité de son intrigue chimique) entre la « spectacularité » de son exposition et l’étonnement de sa diffusion. Elle occupe l’écart entre l’éclair et le tonnerre, elle occupe l’interstice, là où le vêtement baille. C’est son caractère insaisissable qui la rend pertinente vis-à-vis de nos pratiques musicales et visuelles contemporaines. Elle implique une forme particulière de « consommation », de saisissement esthétique (mutable) qui rompt avec les formes traditionnelles de l’exposition et du concert, parce qu’elle ne satisfait ni l’un, ni l’autre. Insistons sur ce point, la partition interstice (comme nous l’avons vu précédemment) est un « îlot » où ne règnent plus les idéologies en vigueur de l’un ou l’autre des bords.


Noter


N

ous ne pourrions pas terminer ce manuel sans évoquer le problème délicat de la notation. Comment noter un son qui s’ouvre à toutes ses dimensions, des plus classiques aux dimensions du lieu qui le voit naître, à ses connexions à un moment non-mesurable, aux relations (syntaxe) qu’il entretient avec ce lieu, ce moment et les autres sons...?

La notation ne peut être qu’une suite d’écarts par rapport aux multiples dimensions du son. Plutôt que d’envisager une forme de notation où un signe porterait tous les paramètres d’un son, les arts plastiques nous permettent d’écrire les relations seules : l’espace des coutures. Mais rien n’est déterminé, il n’y a pas de codes. Sinon ceux que vous devez inventer.