Précipités



N

ous l’avons beaucoup répété, la musique réalisée depuis notre méta-atelier cesse de se préoccuper seulement de problèmes formels. La morphologie globale de l’œuvre n’est pas la principale motivation de vos réalisations musicalo-plastiques. Pourtant, nous aurions tort de penser qu’elles ne prennent pas forme. Certes, nous avons particulièrement insisté sur la syntaxe, mais nous ne pouvons pas négliger que la partition, la circonstance#, les sons..., sont inévitablement mis en forme. Il faut dire quelques mots de ce dernier point névralgique, qui pourrait porter à confusion.

Nous avons vu depuis le début de ce manuel que tous les éléments choisis ou reconnus pour une composition plastique# concrète sont des points de connexions. L’ensemble [matériaux, circonstance#, corrélations, opérations] forme un complexe qui produit des formes (et du sens, condition du sens(ible).) Ainsi, les morphologies ne sont pas définies a priori mais bien a posteriori, par le développement temporel du complexe et les opérations plastiques choisies. Les éléments répondent à des morphologies locales et se déploient en une morphologie globale : l’œuvre.

Les théoriciens qui ont réfléchi aux liens que pouvaient entretenir la musique avec la science ont l’habitude de les comptabiliser au nombre de deux : soit ils considèrent la musique comme l’art des sons et se dirigent alors vers la physique, soit ils considèrent la musique comme l’art des structures dans leur relation au temps, et se dirigent alors vers le calcul symbolique et l’algèbre. Quant à nous, nous nous réfèrerons à la chimie en employant le terme de précipité1. Le paradigme chimique constitue la logique morphologique à tous les niveaux du processus compositionnel plastique. Nous avons vu dans le chapitre précédent que la partition pouvait déjà se mentaliser comme un précipité arts plastiques/musique, mais c’est l’œuvre entière qui peut être envisagée de la sorte. Cependant, ce déploiement morphologique a posteriori ne veut pas nécessairement signifier que l’œuvre est incertaine : l’auteur n’est pas en vacances. Au contraire, le complexe ne doit pas prendre forme par hasard et doit être soumis, à tous les niveaux, à des mesures qui détermineront la morphologie fluctuante globale (vous trouverez à la fin de ce chapitre un tableau récapitulatif des mesures).

Pour que notre précipité (morphologie globale) ne soit pas tenté par le jeu purement formel du drame, les formes doivent être « objectivées ». De ce fait, pour endiguer toute séduction formelle d’une part, et pour remettre le spectateur-auditeur à sa place d’autre part, la morphologie globale doit déployer de manière exhaustive toutes les possibilités de rencontres contenues dans un complexe (en cas d’impossibilité, c’est le sens qui filtre les probabilités.)


  1. Morphologies locales : ce sont des points de connexions.

  2. Précipité des déploiements et/ou des opérations : Si et seulement si, toutes les coutures sont visibles/audibles.

  3. Ou : Intégrer des mesures dans le complexe pour filtrer certaines probabilités de rencontres.


Procédons à un récapitulatif nécessaire en cette fin de parcours, qui permettra de mettre à jour les différents niveaux de mesures que le compositeur plastique# que vous êtes désormais peut approfondir.


Vous avez pu l’évaluer vous-même, tout au long du parcours tracé par ce manuel, le rapport arts plastiques/musique qu’il propose se prête peu au découpage. Ses interrelations ne constituent pas à proprement parler un système. L’une des grandes difficultés pour nous est de nous repérer dans des termes dont la définition factuelle est labile2. Le but de ce récapitulatif est de clarifier le plus possible l’activité compositionnelle plastique#, en variant le point de vue (comme en témoignent tous les tableaux de ce manuel), mais ce découpage s’avère encore une fois artificiel. Dans cette nouvelle découpe paramétrique, beaucoup d’éléments ont la faculté de se trouver dans l’un ou l’autre des champs.


  1. Définition de l’activité compositionnelle plastique : Le compositeur créé les objets dont il a besoin et la configuration nécessaire pour les organiser et produire du sens.

La relation entre les objets se construit d’intervalles conjoints et/ou d’intervalles disjoints (en effet, ces notions peuvent s’ouvrir à toutes les corrélations). En fonction du sens que vous voulez donner à l’œuvre certaines morphologies et enchaînements morphologiques peuvent dépendre d’une mesure fixe et/ou variable, ou au contraire, de la plus grande liberté dans leur mise en oeuvre.

Vous composez un complexe (circonstancié ou circonstanciel) qui doit pouvoir rendre compte de toutes les possibilités de rencontre entre tous les éléments. Le déploiement temporel d’un complexe doit prétendre à l’exhaustivité des figures de corrélations. (La série au sens plastique : montrer un phénomène sous toutes ses coutures !) Parce qu’un élément est toujours un contexte pour un autre (musical ou extramusical), il vous suffit de procéder à une répartition statistique des contextes (Le (temps) procès consiste à écrire toutes les probabilités de rencontre d’un complexe donné pour épuiser tous les précipités d’un complexe).


2. Les objets :

- Musicaux : objets sonores (toutes catégories), tous les objets de la musique traditionnelle (scénarisés) et contemporaine (électroacoustiques), samples et boutmoments, et le méta-instrument dans ses dimensions musicales (effets, filtres).

-Extramusicaux : matériaux simples, objets scénarisés (ready made, images# fixes ou mobiles, corps sonore), corps, le méta-instrument dans son déploiement spatial.

-La partition : fixe ou variable, elle est spécifique et emprunte à tous les objets vus ci-dessus.


3. Les configurations :

  • déduite et intégrée à une circonstance# (in situ)

  • circonstance# détournée (usage social#)

  • circonstance# échafaudée (diffusion spécifique).

4. Paramètres :

A / intégration (éléments qui contribuent au tout)

Hauteur, durée, la circonstance#, corps sonore scénarisé ou non, matériaux scénarisés musicaux ou extramusicaux, méta-instrument dans ses dimensions spatiales, partition dans sa dimension visible.

B / coordination (éléments qui servent à lier)

Intensité, timbre, conductions, saillances de la circonstance, partition (mode d’emploi et/ou programme).




Tableau 5. Tableau des paramètres de l'activité compositionnelle plastique en fonction des mesures.



Nous vous invitons à relire ce texte. Les éléments qui vous paraissaient flous à la première lecture devraient se connecter au parcours global décrit par ce manuel dont vous pouvez vous faire maintenant une image complète.


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1 Comparaison que vous avez rencontrée à plusieurs reprises dans nos manuels.

2 La sémiologie nous paraissant particulièrement incomplète à décrire les interrelations et les gestes, nous avons choisi dans nos deux manuels de multiplier les points de vue, les angles d’approche et les découpages afin d’atteindre une description juste de ces interrelations et de ces gestes. Par exemple, ce chapitre est aussi un miroir du texte de P. Boulez, Penser la musique aujourd’hui.