La Circonstance
Composition circonstancielle : musique à ciel ouvert.
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Voici un exemple emprunté à Frédéric de Manassein. Dans une grande surface, au moment de passer à la caisse, toutes les machines laissent échapper un bip lorsqu’elles comptabilisent les différents produits achetés. Il s’agit de siffler, de jouer avec ses bips machines, de les indexer à l’aide d’une note proche de celle de la machine (hauteur, intensité, durée), entre chaque émission. La notion de moment est ici très importante dans la mesure où il s’agit d’épouser un temps concret, d’habiter une occasion qui se déploie. Ceci implique qu’il faut se débarrasser de notre manière de penser la circonstance#, c’est-à-dire du «ce qui se tient autour » étymologique, à titre d’accessoires ou de détails. Au contraire, la circonstance# serait « ce qui, précisément grâce à sa variabilité, peut être progressivement infléchi par la propension émanant de la situation et fait advenir le profit escompté. On sort ainsi d’une logique du modelage (celle du plan modèle venant informer les choses), aussi bien que de l’incarnation (une idée projet venant se concrétiser dans le temps), pour entrer dans une logique du déroulement : laisser l’effet impliqué se développer de lui-même, en vertu du processus engagé.1» En effet, une circonstance# qui fait signe, est un potentiel de situation qu’il faut exploiter. L’intervention musicale est déduite de ces saillances préalablement définies dans le tome I de nos manuels.
Le potentiel est sonore
Fidèle à notre gymnastique# plastique vous pouvez :
Relever : (isoler, imiter, collectionner...) Vous estimez que cette rencontre est déjà musicale. Alors vous l’enregistrez. Mais vous connaissez toutes les ambiguïtés que cela comporte. En effet, dans quelle mesure l’appareil d’enregistrement va-t-il constituer un écart par rapport à la réalité acoustique et multi sensorielle donnée ? Un enregistrement qui ne serait que sonore retournerait la situation à votre désavantage, rendant votre relevé amnésique de sa source (sauf si vous rivalisez d’ingéniosité dans les étiquetages, peut-être). La caméra peut alors devenir un outil utile. Mais il faut vous préoccuper des hors-champs dans la construction de vos plans. Un plan qui ne comporte pas de hors-champ n’est pas le relevé d’un fragment d’une réalité plus grande2. Mais voilà qu’un autre problème surgit : le micro ne connaît pas le hors-champ ! Jamais rien ne dépasse du cadre de la prise de son. Le micro ne connaît que la profondeur de champ, qu’il a plus ou moins grande. Ah ! Lorsque la technologie rejoue la fatale séparation entre nos yeux et nos oreilles…
Écrire la circonstance# ? La noter peut être ? ! Mais comment noter des sons aux multiples dimensions ? Comme vous pouvez le constater cette ligne de recherche reste ouverte.
Indexer : Il s’agit de souligner la circonstance# même. C’est un moyen de la relever en jouant avec un élément sonore saillant (l’exemple évoqué plus haut fonctionne comme l’indexation d’une situation sociale). Étirer, répéter, imiter sont les principales opérations de cette activité compositionnelle plastique#.
Investir : C’est lorsque l’intervention dérange la circonstance# donnée et influe sur son cours, un passage de moment à moment qui peut nécessiter plusieurs catégories de gestes. Étirer, répéter, imiter... par exemple. Mais elle n’exclut pas les évolutions qualitatives, ni les changements de point de vue.
Inclure : Il s’agit d’une pratique de montage*, telle que nous l’avons définie auparavant. Un moment hétérogène est rapproché de la circonstance# observée, leur rencontre produit du sens. Le moment inclus peut être envisagé dans toutes ses possibilités dans la mesure où il représente une construction autonome. Inutile de préciser que ce moment n’est pas nécessairement sonore. S’il l’est, il se construit en fonction de tout ce qui a été dit jusqu’ici. (Ajouter, associer, intégrer, lier...)
Manifeste des Pockets Music publié dans le laboratoire L'autre Musique le 11 novembre 2011.
* Le son sera enregistré avec n’importe quel outils de prise de son. (bannir toutes formes de fétichisme du microphone.)
*Il n’y aura pas de montage ou d’autres « postproductions ».
* L’enregistrement témoignera seulement d’une attitude : faire de la musique avec la circonstance sonore et/ou visuelle et/ou sociale qui nous entoure.
Porto octobre 2011
écouter des pockets music : ici
Le potentiel sollicite un autre sens
Traduction : Dans ce cas, vous considérez le site, l’occasion et leur(s) potentiel(s) comme une partition circonstancielle. Les traces, les couleurs, les parfums, la densité des évènements... sont aussi déterminants que les contingences d’espace, de lieu et les représentations sociales et politiques de cette circonstance#. Ces déterminants peuvent donc être amenés à être traduits musicalement. La traduction procède d’un code de lecture précis, un mode d’emploi3 qui repose sur des passages arbitraires, entre la musique à jouer et les autres éléments repérés. C’est une règle du jeu, semblable à ce que pratique Richard Long lorsqu’il trace un cercle sur une carte pour déterminer sa future promenade. Le mode d’emploi, la réalisation sonore et les saillances non-musicales sont trois éléments hétérogènes en présence qui se confrontent. Le sens naît de la couture, du montage*. La situation se déploie et laisse place à un autre moment.
Mathevet Frédéric,Etude en rouge pour effectif au choix, 2011. Work in progress.
Inclure : Sans procéder à une traduction, vous pouvez incorporer à une situation n’importe quelle composition. Voir montage*/mix*.
Nous aurions tort de prétendre à l’exhaustivité dans cette petite suite d’opérations plastiques#. Toutes les combinaisons et les variantes sont possibles. Et la suite des recherches nous permettra de rendre plus complète ce catalogue (comme nous l’espérons). Livré ici, il sera soumis à vos éventuelles critiques, et pourquoi pas, à votre volonté de le compléter.
Composition circonstanciée : échafauder un site et un moment.
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La représentation traditionnelle, tant picturale que musicale, se définit autour d’un axe vertical. Il faut entendre par vertical tout ce qui concerne la question de la « scène », de son espace dont l’agencement scène/salle trouve son origine dans l’arrangement de la scène judéo-chrétienne avec l’autel de l’église. Celle-ci monte une estrade qui, d’une part, exige une stricte séparation entre le prêtre et les fidèles, et d’autre part, configure les signes au modèle « anagogique », c’est-à-dire à l’élévation vers un sens supérieur et univoque (le dieu) par la contemplation passive de son support, le signifiant (l’objet, les écritures, le prêtre sur sa scène…). Or, cette manière de configurer la scène se répercute dans notre manière de concevoir et d’agencer les espaces de l’art. L’espace du concert, par exemple, rejoue la dichotomie entre l’auditeur passif et l’exécution sur une scène dans un face à face. Mais aussi, l’attente et la recherche du concept derrière une matérialisation formelle. La musique malgré sa fluidité, sa souplesse, est envisagée comme un objet idéal avec sa fin, son début et ses résolutions. Cet objet idéal scénarise à son tour le corps de l’auditeur en le confinant en une attitude prostrée.
Ces attitudes d’écoute formatée doivent faire partie des lignes de recherche du compositeur plasticien que vous êtes. Elles doivent être désamorcées par l’écriture d’œuvres qui ne sont pas destinées au concert ou qui distancient le scénario#, jusqu’ici omniprésent dans ce mode de diffusion.
C’est la notion de circonstance# qui permet cette issue. Composer une circonstance# c’est écrire une situation musicale et visuelle spécifique qui joue de l’usage social# traditionnel de la musique ou qui propose une autre modalité d’accès à l’œuvre. On l’aura compris, cette situation spécifique touche tout autant le processus compositionnel que l’activité esthétique du public. L’écriture de cette situation spécifique va s’attarder à déterminer tous ses éléments et ses dispositifs : le lieu, l’espace, la circulation des corps, les déterminants sociopolitiques... et, bien sûr, la forme temporelle qu’elle va déployer. Pour composer cette situation, vous pouvez donc vous référer aux deux tomes que constituent ces manuels.
Mais écrire une circonstance#, c’est aussi cesser de s’intéresser aux problèmes formels et réaliser un objet réel plutôt qu’une illusion conceptuelle, donc refuser de faire des œuvres qui ne seraient que des propositions distractives. Vous auriez tort de confondre l’écriture d’une situation avec l’agencement d’une ambiance.
Yves Klein, Symphonie monotone et anthropométrie, 1960.
Il s’agit donc de placer les instrumentistes dans une situation de jeu spécifique qui n’est pas celui convenu du scénario# traditionnel. Si, dans la première piste de travail proposé le processus compositionnel était déduit du réel, dans cette seconde proposition, c’est à vous d’écrire le site et le moment d’où vous déduirez le jeu musical. Les éléments que vous choisirez, le site, le moment que vous voulez déployer, les matériaux en jeu (qu’ils soient sonores ou non), ainsi que le mode de relation qu’ils entretiendront entre eux, doivent faire sens.
Vous investissez les scenarii d’écoute de notre société contemporaine.
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Ces intrigues peuvent être des prétextes à un travail compositionnel plastique#, dont les motivations (fond et forme) seraient de proposer des alternatives aux attitudes d’écoute ou d’autres propositions pour enrayer les scenarii# en vigueur.
Vous distanciez la forme classique du concert.
Kagel, Sur scène, 1960.
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Théâtraliser : C’est un point sur lequel nous allons insister davantage. Mais, pour déjouer la forme dramatique que peut prendre la musique, pour permettre à l’auditeur d’éprouver le temps dans une forme concrète, il est nécessaire de lui montrer tous les rouages du processus auquel il assiste. Toutes les formes ouvertes de la musique ont souvent oublié ce point important dans leur réalisation, de telle sorte que l’ouverture n’était visible que du point de vue des instrumentistes. Il est donc essentiel d’étaler ouvertement devant l’auditeur (spectateur) ce dont on a besoin pour faire cette musique. Montrer la machinerie (câbles, boîte d’effets, table de mixage), rendre sensible l’énergie musculaire nécessaire à l’exécution, si possible la surjouer, jouer avec les représentations mentales du corps sonore* utilisé, avoir recours aux matériaux extra-musicaux avec toutes les formes de conductions# qu’ils permettent, sans pour autant en faire des accessoires. Il faut montrer le cours du processus selon les lois qui le déterminent.
(Cette remarque n’est pas seulement valable pour une composition plastique# qui se déroulerait dans un espace dévolu au concert traditionnel, mais elle doit être prise en considération pour toutes les autres situations.)
« Spectaculariser » la partition : Conséquence de notre précédente remarque, la partition doit s’exhiber elle aussi. Elle s’émancipe de « la tourne » et cesse d’être transparente. Elle est l’une des conditions possibles pour construire un déroulement sonore qui aura lieu dans un temps littéral, où les sons ne seront pas figés dans un drame mais bien présents dans un espace concret.
De fait, elle ne se rédige plus obligatoirement avec la notation traditionnelle. Son écriture peut se faire à partir de tous les matériaux disponibles (la translittération passera alors par un mode d’emploi arbitraire). De plus, cette partition doit se penser comme un geste initial qui va engager un processus, elle est essentiellement mutable : condition nécessaire pour qu’elle ne soit plus la symbolisation d’un processus.
Mathevet Frédéric, De tête ou étude au chapeau,pour petit effectif au choix, 2007.
Vous écrivez un site et un moment particulier.
La Monte Young, Dream house, 1962-1990.(dessin extrait des lam comics)
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Tableau 5 - Les activités compositionnelles plastiques. (clic droit, puis ouvrir l'image dans un nouvel onglet pour voir le tableau.)
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1 François Jullien, Traité de l’efficacité, Ed. Grasset et Fasquelle, Paris, 1996, p. 34.
2 Voir l’interlude II « De l’image » du manuel tome I.
3 Écrire des partitions circonstancielles qui seraient en quelque sorte un « carnet de croquis », une boîte à outils plastique# foliée dont tous les éléments seraient détachables et actualisables en toutes circonstances# (contingence d’espace, de lieu, sociale, politique…) pour faire de la circonstance# des images# et des sons.