La Circonstance



Mathevet Frédéric, Autant de violoncellistes que de meules de foin, Partition graphique, 2003. Détail.

La plasticité au secours de l’objet sonore* dégage le son d’une pensée qui en ferait une idée a priori. Au contraire, elle exige de l’oreille une véritable observation sonore d’où se dégage une possibilité compositionnelle, de même qu’il existe une observation visuelle (et des pratiques en découlant : « in situ » ou « sur le motif »…). Bref, pourquoi ne pas pratiquer aussi une musique à ciel ouvert ? Voilà la pratique musicale libérée du concert, circonstance# préfabriquée, joli cadre qui l’isole du réel et qui fomente le drame. Pour nouer à nouveau le moment de l’exécution avec le réel, notre objet sonore nous dévoile une autre possibilité : celle d’écrire une circonstance# multi sensible qui, littéralement, va se déployer.


Composition circonstancielle : musique à ciel ouvert.


L

a composition circonstancielle est une composition qui trouve ses raisons, et qui est conséquente d’un site et d’un moment. C’est une composition qui séjourne dans une circonstance#. Un élément sonore particulier (simple ou complexe), dépendant de son lieu d’émission, est repéré par l’oreille et par tous les autres sens que sollicite cette circonstance#. L’activité compositionnelle, qui intègre la circonstance# à son résultat artistique, ne peut s’envisager que comme une suite d’opérations plastiques# telles qu’investir, relever, indexer, inclure... Il paraît ici important de préciser que le motif de départ n’est pas nécessairement sonore.

Voici un exemple emprunté à Frédéric de Manassein. Dans une grande surface, au moment de passer à la caisse, toutes les machines laissent échapper un bip lorsqu’elles comptabilisent les différents produits achetés. Il s’agit de siffler, de jouer avec ses bips machines, de les indexer à l’aide d’une note proche de celle de la machine (hauteur, intensité, durée), entre chaque émission. La notion de moment est ici très importante dans la mesure où il s’agit d’épouser un temps concret, d’habiter une occasion qui se déploie. Ceci implique qu’il faut se débarrasser de notre manière de penser la circonstance#, c’est-à-dire du «ce qui se tient autour » étymologique, à titre d’accessoires ou de détails. Au contraire, la circonstance# serait « ce qui, précisément grâce à sa variabilité, peut être progressivement infléchi par la propension émanant de la situation et fait advenir le profit escompté. On sort ainsi d’une logique du modelage (celle du plan modèle venant informer les choses), aussi bien que de l’incarnation (une idée projet venant se concrétiser dans le temps), pour entrer dans une logique du déroulement : laisser l’effet impliqué se développer de lui-même, en vertu du processus engagé.1»  En effet, une circonstance# qui fait signe, est un potentiel de situation qu’il faut exploiter. L’intervention musicale est déduite de ces saillances préalablement définies dans le tome I de nos manuels.


Le potentiel est sonore


Fidèle à notre gymnastique# plastique vous pouvez :

Relever : (isoler, imiter, collectionner...) Vous estimez que cette rencontre est déjà musicale. Alors vous l’enregistrez. Mais vous connaissez toutes les ambiguïtés que cela comporte. En effet, dans quelle mesure l’appareil d’enregistrement va-t-il constituer un écart par rapport à la réalité acoustique et multi sensorielle donnée ? Un enregistrement qui ne serait que sonore retournerait la situation à votre désavantage, rendant votre relevé amnésique de sa source (sauf si vous rivalisez d’ingéniosité dans les étiquetages, peut-être). La caméra peut alors devenir un outil utile. Mais il faut vous préoccuper des hors-champs dans la construction de vos plans. Un plan qui ne comporte pas de hors-champ n’est pas le relevé d’un fragment d’une réalité plus grande2. Mais voilà qu’un autre problème surgit : le micro ne connaît pas le hors-champ ! Jamais rien ne dépasse du cadre de la prise de son. Le micro ne connaît que la profondeur de champ, qu’il a plus ou moins grande. Ah ! Lorsque la technologie rejoue la fatale séparation entre nos yeux et nos oreilles…

Écrire la circonstance# ? La noter peut être ? ! Mais comment noter des sons aux multiples dimensions ? Comme vous pouvez le constater cette ligne de recherche reste ouverte.


Indexer : Il s’agit de souligner la circonstance# même. C’est un moyen de la relever en jouant avec un élément sonore saillant (l’exemple évoqué plus haut fonctionne comme l’indexation d’une situation sociale). Étirer, répéter, imiter sont les principales opérations de cette activité compositionnelle plastique#.

Investir : C’est lorsque l’intervention dérange la circonstance# donnée et influe sur son cours, un passage de moment à moment qui peut nécessiter plusieurs catégories de gestes. Étirer, répéter, imiter... par exemple. Mais elle n’exclut pas les évolutions qualitatives, ni les changements de point de vue.

Inclure : Il s’agit d’une pratique de montage*, telle que nous l’avons définie auparavant. Un moment hétérogène est rapproché de la circonstance# observée, leur rencontre produit du sens. Le moment inclus peut être envisagé dans toutes ses possibilités dans la mesure où il représente une construction autonome. Inutile de préciser que ce moment n’est pas nécessairement sonore. S’il l’est, il se construit en fonction de tout ce qui a été dit jusqu’ici. (Ajouter, associer, intégrer, lier...)


Manifeste des Pockets Music publié dans le laboratoire L'autre Musique le 11 novembre 2011.

* Le son sera enregistré avec n’importe quel outils de prise de son. (bannir toutes formes de fétichisme du microphone.)

*Il n’y aura pas de montage ou d’autres « postproductions ».

* L’enregistrement témoignera seulement d’une attitude : faire de la musique avec la circonstance sonore et/ou visuelle et/ou sociale qui nous entoure.

Porto octobre 2011

écouter des pockets music : ici


Le potentiel sollicite un autre sens


Traduction : Dans ce cas, vous considérez le site, l’occasion et leur(s) potentiel(s) comme une partition circonstancielle. Les traces, les couleurs, les parfums, la densité des évènements... sont aussi déterminants que les contingences d’espace, de lieu et les représentations sociales et politiques de cette circonstance#. Ces déterminants peuvent donc être amenés à être traduits musicalement. La traduction procède d’un code de lecture précis, un mode d’emploi3 qui repose sur des passages arbitraires, entre la musique à jouer et les autres éléments repérés. C’est une règle du jeu, semblable à ce que pratique Richard Long lorsqu’il trace un cercle sur une carte pour déterminer sa future promenade. Le mode d’emploi, la réalisation sonore et les saillances non-musicales sont trois éléments hétérogènes en présence qui se confrontent. Le sens naît de la couture, du montage*. La situation se déploie et laisse place à un autre moment.

Mathevet Frédéric,Etude en rouge pour effectif au choix, 2011. Work in progress.


Inclure : Sans procéder à une traduction, vous pouvez incorporer à une situation n’importe quelle composition. Voir montage*/mix*.

Nous aurions tort de prétendre à l’exhaustivité dans cette petite suite d’opérations plastiques#. Toutes les combinaisons et les variantes sont possibles. Et la suite des recherches nous permettra de rendre plus complète ce catalogue (comme nous l’espérons). Livré ici, il sera soumis à vos éventuelles critiques, et pourquoi pas, à votre volonté de le compléter.


Composition circonstanciée : échafauder un site et un moment.


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ous avons vu dans le tome I de ce manuel que l’espace d’exposition dévolu aux arts plastiques pouvait être considéré comme une circonstance# particulière. Or, celle-ci coexiste avec des comportements déterminés qui règlent, tout à la fois, les déplacements du spectateur, le temps des œuvres, la relation entre l’œuvre et l’espace social dans lequel elle s’inscrit (accrochage, vente, publicité...). De la même façon, le concert est une circonstance# qui cohabite avec un scénario# trouvant ses fondements dans un archaïsme de pensée très rarement examiné.

La représentation traditionnelle, tant picturale que musicale, se définit autour d’un axe vertical. Il faut entendre par vertical tout ce qui concerne la question de la « scène », de son espace dont l’agencement scène/salle trouve son origine dans l’arrangement de la scène judéo-chrétienne avec l’autel de l’église. Celle-ci monte une estrade qui, d’une part, exige une stricte séparation entre le prêtre et les fidèles, et d’autre part, configure les signes au modèle « anagogique », c’est-à-dire à l’élévation vers un sens supérieur et univoque (le dieu) par la contemplation passive de son support, le signifiant (l’objet, les écritures, le prêtre sur sa scène…). Or, cette manière de configurer la scène se répercute dans notre manière de concevoir et d’agencer les espaces de l’art. L’espace du concert, par exemple, rejoue la dichotomie entre l’auditeur passif et l’exécution sur une scène dans un face à face. Mais aussi, l’attente et la recherche du concept derrière une matérialisation formelle. La musique malgré sa fluidité, sa souplesse, est envisagée comme un objet idéal avec sa fin, son début et ses résolutions. Cet objet idéal scénarise à son tour le corps de l’auditeur en le confinant en une attitude prostrée.

Ces attitudes d’écoute formatée doivent faire partie des lignes de recherche du compositeur plasticien que vous êtes. Elles doivent être désamorcées par l’écriture d’œuvres qui ne sont pas destinées au concert ou qui distancient le scénario#, jusqu’ici omniprésent dans ce mode de diffusion.

C’est la notion de circonstance# qui permet cette issue. Composer une circonstance# c’est écrire une situation musicale et visuelle spécifique qui joue de l’usage social# traditionnel de la musique ou qui propose une autre modalité d’accès à l’œuvre. On l’aura compris, cette situation spécifique touche tout autant le processus compositionnel que l’activité esthétique du public. L’écriture de cette situation spécifique va s’attarder à déterminer tous ses éléments et ses dispositifs : le lieu, l’espace, la circulation des corps, les déterminants sociopolitiques... et, bien sûr, la forme temporelle qu’elle va déployer. Pour composer cette situation, vous pouvez donc vous référer aux deux tomes que constituent ces manuels.

Mais écrire une circonstance#, c’est aussi cesser de s’intéresser aux problèmes formels et réaliser un objet réel plutôt qu’une illusion conceptuelle, donc refuser de faire des œuvres qui ne seraient que des propositions distractives. Vous auriez tort de confondre l’écriture d’une situation avec l’agencement d’une ambiance.


Yves Klein, Symphonie monotone et anthropométrie, 1960.


Il s’agit donc de placer les instrumentistes dans une situation de jeu spécifique qui n’est pas celui convenu du scénario# traditionnel. Si, dans la première piste de travail proposé le processus compositionnel était déduit du réel, dans cette seconde proposition, c’est à vous d’écrire le site et le moment d’où vous déduirez le jeu musical. Les éléments que vous choisirez, le site, le moment que vous voulez déployer, les matériaux en jeu (qu’ils soient sonores ou non), ainsi que le mode de relation qu’ils entretiendront entre eux, doivent faire sens.

Vous investissez les scenarii d’écoute de notre société contemporaine.


L

es habitudes d’écoute musicale ont beaucoup évolué depuis la fin du XIXème siècle. Aujourd’hui, l’écoute se pratique en ville avec un baladeur ou un lecteur mp3, et chacun d’entre nous possède un appareil de diffusion domestique. L’écoute s’est répandue dans tous les lieux et à tous les moments de la journée. Elle est branchée à tous nos mouvements et tous nos gestes de la vie quotidienne, si infimes soient-ils. Encore une fois, cette liberté est bien fragile et peut s’avérer, paradoxalement, une véritable servitude. Nous l’avons vu, ces pratiques contribuent à la mise en place de scenarii# et d’assujettissements à des comportements « prêt-à-porter ».

Ces intrigues peuvent être des prétextes à un travail compositionnel plastique#, dont les motivations (fond et forme) seraient de proposer des alternatives aux attitudes d’écoute ou d’autres propositions pour enrayer les scenarii# en vigueur.


Vous distanciez la forme classique du concert.


    Kagel, Sur scène, 1960.


L

e lieu de diffusion choisi (ou proposé) est une salle de concert classique. Vous devez neutraliser le scénario# de l’estrade inhérent à sa fonction. Il s’agit de distancier, au sens brechtien du terme, les éléments récurrents de cette intrigue.

Théâtraliser : C’est un point sur lequel nous allons insister davantage. Mais, pour déjouer la forme dramatique que peut prendre la musique, pour permettre à l’auditeur d’éprouver le temps dans une forme concrète, il est nécessaire de lui montrer tous les rouages du processus auquel il assiste. Toutes les formes ouvertes de la musique ont souvent oublié ce point important dans leur réalisation, de telle sorte que l’ouverture n’était visible que du point de vue des instrumentistes. Il est donc essentiel d’étaler ouvertement devant l’auditeur (spectateur) ce dont on a besoin pour faire cette musique. Montrer la machinerie (câbles, boîte d’effets, table de mixage), rendre sensible l’énergie musculaire nécessaire à l’exécution, si possible la surjouer, jouer avec les représentations mentales du corps sonore* utilisé, avoir recours aux matériaux extra-musicaux avec toutes les formes de conductions# qu’ils permettent, sans pour autant en faire des accessoires. Il faut montrer le cours du processus selon les lois qui le déterminent.

(Cette remarque n’est pas seulement valable pour une composition plastique# qui se déroulerait dans un espace dévolu au concert traditionnel, mais elle doit être prise en considération pour toutes les autres situations.)

« Spectaculariser » la partition : Conséquence de notre précédente remarque, la partition doit s’exhiber elle aussi. Elle s’émancipe de « la tourne » et cesse d’être transparente. Elle est l’une des conditions possibles pour construire un déroulement sonore qui aura lieu dans un temps littéral, où les sons ne seront pas figés dans un drame mais bien présents dans un espace concret.

De fait, elle ne se rédige plus obligatoirement avec la notation traditionnelle. Son écriture peut se faire à partir de tous les matériaux disponibles (la translittération passera alors par un mode d’emploi arbitraire). De plus, cette partition doit se penser comme un geste initial qui va engager un processus, elle est essentiellement mutable : condition nécessaire pour qu’elle ne soit plus la symbolisation d’un processus.



Mathevet Frédéric, De tête ou étude au chapeau,pour petit effectif au choix, 2007.



Extrait de la partition :
" Notes pour le(s) lecteur(s).

Le texte qui suit cet avant propos doit être lu et enregistré plusieurs fois de suite, en respectant les reprises. Chaque nouvelle lecture est réalisée par un lecteur différent (version idéale). À défault, un seul lecteur réalisera plusieurs versions du texte (au minimum 3).
L’interprétation de celui-ci est laissée à la liberté du (ou des) lecteur(s). Les lectures doivent cependant être supérieures ou égales à 3 minutes. Les respirations notées (‘) doivent être marquées.
L’enregistrement est ensuite diffusé dans l’espace de jeu des instrumentistes. Le mode de diffusion doit être suffisamment petit pour tenir sous un chapeau. Un simple lecteur cassette peut faire l’affaire.
Notes pour les instrumentistes.
Les instrumentistes se placent autour du chapeau qui diffuse le texte. Ils peuvent prendre connaissance du texte à l’avance mais sans l’apprendre. Ils se prêtent alors à la narration entendue et cherchent le plus possible à « illustrer » le texte et à retrouver le son dont il est question. La démarche d’écoute, de recherche et de restitution doit être visible. Pourtant il leur faudra être sensible aux nuances et aux rythmes du lecteur et ne pas faire du texte un élément hétérogène…
De ce fait, les instrumentistes doivent penser à la situation qu’ils donnent à voir et à entendre au public et jouer sans perturber l’audition du texte. Les indications de nuances dans la narration doivent donc être plus douces mais rester proportionnelles les unes par rapport aux autres.
Enfin, l’effectif d’instrumentistes peut varier à chaque nouvelle lecture."

Vous écrivez un site et un moment particulier.


La Monte Young, Dream house, 1962-1990.(dessin extrait des lam comics)


C

ette fois, le site choisi est relativement neutre, il peut être intérieur ou extérieur. C’est à vous d’écrire ses particularités propres (topologiques, historiques, sociologiques...) et son scénario# spécifique (circulation, point de vue, fonction...). Votre composition va s’agencer à la manière d’une installation en prenant soin d’exhiber les détails de cette mise en œuvre poly-sensorielle. Vous pouvez maintenant prévoir d’occuper plusieurs pièces distinctes, de mêler les appareils de diffusion avec des instrumentistes, de jouer avec les câbles qui courent au sol, d’apporter une radio, de jouer sous la pluie, d’inviter l’accordéoniste du coin qui connaît son heure de gloire au PMU de l’angle, de m’inviter moi... L’essentiel est maintenant de faire sens... Qu’il s’agisse de l’habiter ou qu’il s’agisse de l’écrire, la notion de circonstance# ouvre à toutes les possibilités de l’activité compositionnelle plastique#.

Mauricio Kagel, Eine Brize pour 111 cyclistes, 1994. Des indications scéniques invitent les "musiciens cyclistes" à faire usage de leur sonnette, murmurer, lire une phrase à haute voix, etc..

Tableau 5 - Les activités compositionnelles plastiques. (clic droit, puis ouvrir l'image dans un nouvel onglet pour voir le tableau.)

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1 François Jullien, Traité de l’efficacité, Ed. Grasset et Fasquelle, Paris, 1996, p. 34.

2 Voir l’interlude II « De l’image » du manuel tome I.

3 Écrire des partitions circonstancielles qui seraient en quelque sorte un « carnet de croquis », une boîte à outils plastique# foliée dont tous les éléments seraient détachables et actualisables en toutes circonstances# (contingence d’espace, de lieu, sociale, politique…) pour faire de la circonstance# des images# et des sons.